La transmission entre maître et disciple
Le zen s’est transmis de génération en génération par la seule rencontre du cœur. Il ne peut aucunement s’apprendre dans les livres ou sur internet, car il ne relève pas d’un savoir. Même ce site ne peut qu’inviter à la rencontre du cœur, guère plus. Le maître enseigne, le disciple étudie, mais dans la véritable intimité des cœurs, l’enseignement comme l’étude sont dépassés. Une telle relation ne peut se nouer que dans la confiance mutuelle. Le disciple a confiance dans la bonté du maître. Le maître, lui, a confiance dans la capacité du disciple à toucher son propre cœur. L’un et l’autre font un pari sur l’avenir : qu’une vie authentique et éveillée est possible. Chacun s’y jettera totalement, sans faux-semblant, ni a priori ni jugement. Le maître et le disciple se mettent tous deux à nu, se dévoilent, s’exposent, se mettent en danger. Il y aura parfois des difficultés, des renoncements et des épuisements. Toute transformation a son prix. Les remises en cause sont parfois douloureuses – il y a tant de choses que l’on ne voudrait pas remettre en cause. Et puis il y aura des joies et des bonheurs. Le souci constant de l’enseignant est de trouver le mot juste, l’attitude qui va bouleverser son ami. Le bouleversement intérieur est rendu possible par ce jeu de miroirs qui ne cherchent plus à renvoyer des images mais au contraire à les faire éclater en pièces. C’est une relation nécessairement exigeante. Elle prendra du temps, mûrissant jour après jour, mois après mois, année après année.
Taisen, Ryōtan et Gudō
Dans cet exercice du zen, Éric Rommeluère a rencontré successivement trois maîtres de vie. Tous les trois appartiennent à la tradition sōtō, la plus importante aujourd’hui des écoles zen au Japon : Deshimaru Taisen, Tokuda Ryōtan et Nishijima Gudō. Le premier l’initie à la méditation, le second lui apprend la patience et la douceur, le troisième l’encourage à l’audace. La rencontre de ces trois personnalités, à la fois si différentes et si proches, fut loin d’être banale. Ils démontraient comment chaque homme a besoin de retraduire d’une nouvelle façon, pour lui-même et en lui-même, la vivacité des anciennes paroles du zen. Leur propre itinéraire s’ancre dans le même mystère du dépouillement intérieur, et pourtant, chacun avec sa sensibilité, son expérience, son itinéraire, exprime la vitalité du zen d’une façon si personnelle.
Taisen Deshimaru (1914-1982)
Deshimaru Taisen (DR)
Deshimaru Taisen appartenait à la frange de l’intelligentsia japonaise qui s’adonnait au zen hors de tout contexte monastique avant, puis après la seconde guerre mondiale. Jusqu’à l’ère Meiji, la méditation restait l’affaire des bonzes puis, dans l’atmosphère des réformes politico-sociales de l’époque, des réformateurs ouvrirent les portes des temples et des monastères. Des laïques éduqués formaient des sociétés bouddhiques où se côtoyaient des intellectuels et des politiciens en vue. Des enseignants zen y étaient régulièrement invités à donner des conférences ou à animer des séances de méditation. Deshimaru Yasuo (son prénom) s’initia au zen, dans les années 1930, dans l’un de ces cercles à Tōkyō. Par la suite, il se mit à l’école de Sawaki Kōdō (1880-1965), un bonze de l’école sōtō dont la réputation dépassait la sphère de sa propre tradition. Sawaki partageait la vision, qui se répandait alors, que la méditation pouvait être le ferment d’une spiritualité universelle. Lui-même n’eut pas de temple, voyageant sans cesser pour enseigner, indifféremment à des moines ou à des laïques.
« [Sawaki] répétait sans cesse que le zazen, éthique pratique et concrète, ne devait pas rester l’apanage de la secte zen et moins encore du bouddhisme, mais qu’il devait à l’avenir constituer le fondement d’une religion qui serait enfin universelle et infinie. Il enseignait que le devoir de l’homme était d’abord de vivre sa vie d’homme. Il se consacra entièrement à la recherche d’une voie qui permettrait à l’homme de réaliser cet idéal. »
Taisen Deshimaru, Autobiographie d’un moine zen, Paris, Robert Laffont, 1977, p. 107.
Peu avant la mort de Sawaki en novembre 1965, Deshimaru reçut de son maître les préceptes bouddhistes et le nom de Taisen (« Le calme ermite »). Quelques mois plus tard, il s’établit à Paris où il enseigna immédiatement la méditation.
Taisen avait un caractère trempé. Il engageait inlassablement ses disciples à « la non-peur » car, disait-il, ils pouvaient créer un zen neuf et vivant puisant à la source vive de leur humanité. Dans Vrai zen, son premier livre publié en France dès 1969, il écrivait :
« Dans le vrai zen, nous devons suivre la tradition mais pas seulement suivre la tradition, nous devons nier aussi la tradition et revenir au « rien fondamental et originel (l’antithèse du traditionnel, l’au-delà des traditions), à la vraie pureté, au point originel fondamental. » Ceci surtout est le vrai zen. Aussi, j’espère avoir apporté à l’Europe le zen traditionnel japonais, mais au-delà de celui-ci je serai heureux si vous créez de vous-mêmes et revenez au point de vraie pureté qui est en vous. »
Taisen Deshimaru, Vrai Zen, Le Courrier du Livre, Paris, 1969, p. 146.
Taisen aspirait à la créativité et sans cesse l’encourageait. Loin des carcans orientaux, son installation en France lui permettait d’explorer librement de nouvelles façons d’enseigner. Au fond, seul lui importait de montrer comment la méditation pouvait irriguer la vie.
Tokuda Ryōtan (1938)
Tokuda Ryōtan (DR)
Tokuda Ryōtan est né en novembre 1938 dans le nord du Japon. Jeune homme, il eut une expérience mystique qui bouleversa toute sa vie. Il se promenait dans la campagne lorsqu’il entendit dans le lointain résonner la cloche d’un temple. Le son était si pur qu’il eut envie de s’approcher pour l’écouter de plus près. Il emprunta une lande de terre courant entre deux rizières. Mais quand il arriva sur l’esplanade du temple, la cloche s’était tue et le lieu semblait désert. Quelques jours plus tard, il décida de revenir et d’attendre le moment où l’on sonnerait la cloche. En fin de journée, un moine fort âgé arriva, quatre-vingts ans ou plus. Il était accompagné d’une petite fille qui le guidait par la main, car il était aveugle. L’enfant et le vieil homme gravirent les marches jusqu’au campanile où était suspendue la cloche de bronze. Et lorsque le moine frappa le premier coup, Ryōtan, qui se nommait alors Igarashi Kyūji (son nom civil), eut la sensation que son corps disparaissait sous l’effet de l’onde sonore, qu’il n’existait plus. Cette expérience inaugurale résonna comme un appel. Il quitta alors l’armée où il s’était engagé et se tourna vers le zen, qu’il approfondissait déjà par des lectures. Il pratiqua d’abord dans l’école rinzai avant de devenir bonze de l’école sōtō sous le nom religieux de Ryōtan. À la fin des années 1960, il s’installa au Brésil. Il y vécut près d’une vingtaine d’années avant de séjourner régulièrement puis de s’installer en France. Aujourd’hui, il partage son temps entre la France, le Brésil et le Japon.
Ryōtan a l’allure douce des humbles. Sensible à la parole mystique, il aime cultiver l’art de la disparition. Toute sa vie durant, il a recherché des échos de sa propre expérience chez les mystiques chrétiens, Maître Eckhart en premier. Dans la plupart de ses leçons, Ryōtan commentait indifféremment Dōgen par une lecture d’Eckhart ou Eckhart par une lecture de Dōgen.
“Je découvre certains textes de Maître Eckhart, et j’ai l’impression de lire du zen pur, disait-il. Lorsqu’on croise l’œuvre de Maître Eckhart comme une chaîne verticale et celle de Maître Dōgen comme une trame horizontale, une très belle étoffe apparaît.”
Nishijima Gudō (1919-2014)
Nishijima Gudō (2006)
Nishijima Gudō est né en novembre 1919. Même s’il resta laïque la plus grande partie de sa vie, il la consacra intensément au zen, pratiquant sous la direction du fameux Sawaki Kōdō. Année après année, il approfondissait l’étude du Shōbōgenzō, l’œuvre maîtresse de Dōgen, le fondateur du zen japonais, dont il fit de nombreux commentaires. En 1973, il reçut les préceptes bouddhistes de Niwa Rempō, sixième abbé-permanent du temple de Tōkei’in dans la préfecture de Shizuoka, qui devint par la suite le soixante dix-septième abbé du monastère d’Eiheiji, le siège de l’école sōtō. Gudō, son nom religieux, signifie « La voie de l’idiot » et il n’a jamais cessé d’explorer cette voie. Pendant plus d’une vingtaine d’années, il a animé un centre zen résidentiel à Tōkyō ouvert aux Occidentaux. Il est décédé le 28 janvier 2014 dans un hôpital de Tōkyō à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. Une infirmière rapporte qu’elle essayait de lui placer un masque à oxygène, il refusa et dit : « Je décide moi-même l’instant de ma mort ». Ce fut ses derniers mots.
Deux mots résument tout son enseignement, la réalité et l’action :
« Le Bouddha Gautama a proposé une nouvelle façon de penser le monde. Il s’agissait d’une théorie ou d’une philosophie qui résolvait le conflit apparent entre le monde mental et le monde physique en reconnaissant le moment et le lieu où ces deux mondes se rencontrent. Ce moment est le maintenant. Ce lieu est ici. Ici et maintenant, nous vivons. Ici et maintenant nous faisons quelque chose. Nous agissons. Lorsque nous agissons, le soi et le monde extérieur se confondent dans l’unité. En termes modernes, la théorie nouvelle du Bouddha Gautama pourrait être intitulée la théorie de l’action. La théorie de l’action dans l’ici et le maintenant est au cœur de la nouvelle compréhension de la vie du Bouddha Gautama. […]. Mais une compréhension de la vie n’est pas la vie elle-même. La vie n’est pas une théorie, une philosophie ou une logique imaginaires. La vie est tout à fait autre chose. Quelque chose qui ne peut être nommé ni décrit avec certitude. Quelque chose d’ineffable. Le Bouddha Gautama l’a reconnu très clairement. Il a compris que nous ne vivions ni dans les théories ni dans les philosophies, mais dans la réalité ineffable elle-même. Et il savait que si nous voulions connaître cette réalité, nous devions l’expérimenter, la réaliser directement. Sans la réalisation directe de la vie, toutes les théories et les philosophies sont comme des mauvaises herbes inutiles flottant sur l’eau de la vie. »
Nishijima Gudō, To meet the Real Dragon, Windbell Publications, Woking (Surrey), 1984, pp. 102-104.