Un bouddhisme sans la croyance en la réincarnation ?

Je reçois ce message. Il pose une question essentielle, sinon «la» question fondamentale, celle de la croyance en la réincarnation. Le voici :

J’ai participé il y a quelques années à des séances de méditation au sein de votre groupe. Je n’ai jamais pris le temps de vous remercier. Je n’ai jamais été très loin dans sa compréhension, et la question de la réincarnation m’avait bloqué : il me semblait qu’il est inévitable d’y croire lorsqu’on emprunte la voie du Bouddha, et faute d’y croire les sessions de zazen m’ont semblé, pour vous dire la vérité, stériles et même absurdes. Mon propos n’est pas de rejeter la réincarnation, ni aucune autre croyance, simplement il ne me paraissait pas correct de « faire semblant » si je ne ressentais pas cette vérité profondément en moi. Il aurait mieux valu vous en parler dès cette époque, mais je n’arrivais pas à l’exprimer clairement. À vrai dire, j’ai un esprit très matérialiste, et toute pensée métaphysique m’est tout simplement incompréhensible – ce que d’une certaine façon je vis comme un manque, mais on ne peut changer le fond de son être. Si l’on ne croit pas à une chaîne profonde qui unit les êtres et les choses, pas seulement par leurs simples interactions, mais dans leur être même, comment penser que rester des heures durant assis en face d’un mur puisse être autre chose qu’une discipline éventuellement bénéfique sur un plan strictement personnel ?

Néanmoins la participation à ces sessions a été une étape importante vers le véganisme – je me rends compte maintenant que manger des êtres sensibles ne m’avait jamais paru naturel, et votre groupe m’a permis de passer outre le conformisme social. De cela je vous suis très reconnaissant.

Cette question de la réincarnation continue à me trotter dans la tête. Si le temps ne vous manque pas pour y répondre j’aimerais vous la poser : votre but, si je me rappelle bien, est d’acclimater le bouddhisme au contexte occidental, au sein duquel la réincarnation n’a jamais été un courant de croyance très prégnant. Pensez-vous donc qu’il soit possible de suivre une voie bouddhiste pleine de sens sans cette croyance ? Zazen a-t-il un sens si l’on ressent le monde d’une façon matérialiste ? En d’autres termes, le bouddhisme peut-il être une éthique et une pratique de vie bénéfique pour soi et surtout pour autrui et pour l’ensemble des êtres, sans soubassement métaphysique ? Je me rends bien compte de la naïveté de mes questions, mais je ne parviens pas de moi-même à leur trouver une réponse.

Veuillez me pardonner de vous importuner avec une question qui a dû déjà vous être posée… un certain nombre de fois. J’ai lu un certains nombre d’avis sur la question, mais les choses semblent assez controversées, et votre éclairage me serait précieux.

Le Bouddha enseigne des mythes

On le sait, les traditions bouddhistes décrivent notre condition d’être sentant et vivant sous la forme du saṃsāra, le cycle de la vie et de la mort. La foule des êtres renaît sous différentes formes, six en tout : les êtres infernaux, les esprits affamés, les animaux, les êtres humains, les titans et les dieux (les pretas, les esprits affamés, sont des sortes de gnomes difformes au long cou qui ne peuvent assouvir leur faim ; les asuras sont des titans belliqueux parfois confondus avec les dieux). À chaque forme correspond un domaine de renaissance, depuis les enfers jusqu’aux paradis. Le processus karmique est le moteur des renaissances. Les vies futures et leurs conditions, loin d’être distribuées de façon aléatoire, sont modelées par la qualité morale des actes, les uns entraînant vers de plaisantes destinées, les autres vers les affres et les tourments. On ne peut ignorer que le saṃsāra a été entendu par les bouddhistes eux-mêmes comme une vérité et le karma comme une loi naturelle et quasi physique. Le processus karmique serait une forme de justice immanente, où tout ce que nous ferions trouverait sa rétribution. Il expliquerait un certain nombre d’états, qu’ils soient heureux ou malheureux. Le muet en cette vie aurait inévitablement menti dans une autre vie ; le pauvre expierait quelques vols ou larcins commis dans ses existences antérieures. Plus généralement, les handicapés, les pauvres, les femmes mêmes, ne feraient que s’acquitter de leurs fautes. Évidemment, l’inscription du karma dans les lois de la nature conduit à une forme de déterminisme qui justifie et rationalise les souffrances.

Pourtant, à l’encontre de cette vision naturaliste, les traditions bouddhistes sont traversées par une autre perspective qui conçoit le dharma, non comme une doctrine qui dirait le vrai sur le monde, mais comme une démarche qui propose une orientation en ce monde (l’Orient étant ici l’éveil, compris comme le dénouement de l’angoisse et de la peur). Cette autre approche se trouve développée dans les Écritures indiennes des traditions de la Grandeur (mahāyāna). Le Sūtra du Lotus et le Sūtra de Vimalakīrti rejettent ainsi toute explication métaphysique, insistant en revanche sur l’habileté consommée du Bouddha à produire des dispositifs de langage. Dans cette perspective, l’association du karma et du saṃsāra, en intégrant la totalité des actes dans la sphère du devenir, doit être comprise comme un mythe.

Sous le vocable de mythe, il ne convient pas d’entendre une forme narrative plus ou moins élaborée (comme peut l’être la légende de Tristan et Iseult), mais une représentation collective qui structure l’existence des individus et des communautés. Ainsi, le triptyque de la création du monde, de la parole de Dieu et de l’humanité du Christ a formé des siècles durant le grand mythe structurant de l’Occident. Leur conjugaison n’a pas simplement proposé une relation singulière entre Dieu, l’Homme et la nature, elle a produit une société qui se pense en son devenir, avec ses institutions (l’Église et la royauté) et ses acteurs. Le mythe possède une fonction englobante, il interprète le monde et intègre la totalité du vivant en quelques signes. Il produit un imaginaire, des représentations, des valeurs ainsi que des attitudes et des comportements individuels et collectifs.

Comme plusieurs chercheurs l’ont relevé, une lecture attentive des récits canoniques et extra-canoniques du bouddhisme ancien montre que la soi-disant « loi » du karma n’a pas la rigueur qu’on lui prête trop facilement (lire par exemple James R. Egge, Religious Giving and the Invention of Karma in Theravâda Buddhism, Richmond, Curzon Press, 2002 ; Jessica Main, « The Karma of Others: Stories from the Milindapanha and the Petavatthu-atthakathâ », Journal of Buddhist Ethics, 2005). Car ces récits n’ont nul besoin d’être « vrais » pour être justes. Tout comme un roman ou un film, ils peuvent jouer de l’ellipse, comporter des incohérences ou des inconsistances. Leur puissance émotive (et motrice) ne se confond pas avec le plausible. Ils affirment que non seulement nos actes ont des conséquences objectives, mais qu’ils se réverbèrent dans notre subjectivité. Ils affirment un monde humain, riche de valeurs et de significations, de beautés et de tristesses, un monde dans lequel chacun joue à chaque instant la grandeur de sa vie.

Toute tentative de prouver ou d’infirmer le karma et le saṃsāra manque la signification de leur invisibilité et de leur invérifiabilité. Pour apprécier pleinement le langage du mythe, il nous faudrait également nous défaire d’une conception qui a longuement informé la pensée occidentale et qui dissocie la raison de l’imagination. Dans nos représentations culturelles, un mythe paraît toujours subordonné à la pensée intellectuelle ou philosophique, il ne peut être que la forme dégradée et obscurcie d’une véritable histoire ou bien encore l’expression d’un archétype. Cette dévalorisation débute avec les Grecs eux-mêmes qui opposaient le muthos au logos (le mythe à la vérité) alors que les termes, synonymes et interchangeables dans la haute antiquité grecque, désignaient simplement la parole. Le mythe n’est pourtant pas une forme inférieure ou antérieure de la pensée ; il s’agit d’une autre de ses modalités, productrice de sens et d’effets, qui doit être appréhendée dans sa propre fonction sans espérer d’autre vérité que son expression. Si des philosophes contemporains, Jacques Derrida, Paul Ricœur, Richard Rorty ou d’autres, ont reconsidéré la fonction mythique, leurs travaux n’ont pas suffi pour que nos âmes se réapproprient autrement les mythes. Il nous faudrait un autre mot qui soit à même de recoudre le muthos et le logos. En sanskrit, le terme de sūtra (au sens propre, « le fil ») évoque précisément cette couture. Dans ces formes littéraires et narratives, la parole du Bouddha fait sans cesse confluer la réalité et la fiction. Les dissocier serait une mésentente. Ainsi, le saṃsāra, où chacun endure le déplaisir et le plaisir, n’est pas une vérité mais un espace de signification. Les six mondes forment une géographie narrative qui permettent d’appréhender autrement le monde et de l’habiter. Ils n’ont nul besoin d’explication ni de justification.

Le mythe s’impose comme une vision collective qui sature le regard. Notre vision occidentale du déploiement de la condition humaine dans le temps et dans l’espace est bien différente de celle des Indiens. Les bouddhistes occidentaux ne peuvent approcher cet autre cadre de l’agir et du devenir que sous la forme personnelle de la croyance ou de l’incroyance. Malgré des positions parfois très accusées, la littérature et la réflexion sur le karma et les renaissances restent mineures dans les pays non asiatiques et ne font guère l’objet de débats. En Occident, cette vision cosmique est plus ignorée que critiquée, déniée ou revisitée, car elle ne signifie rien dans nos structures narratives ; l’image des six mondes ne peut paraître qu’artificielle et aboutir au rejet, ou plus sûrement au désintérêt. Seule une lecture à neuf des sūtras qui maintiendrait l’indispensable suture entre la fiction et la réalité serait à même de restaurer l’entente du karma, sa valeur émotive, motrice et mobilisatrice.

Jamais l’association du karma et du saṃsāra ne devrait être comprise comme la justification d’une morale du devoir ou du conformisme. Le karma désigne le pouvoir de l’acte et non une croyance. Agir nous engage à nous extraire de la mécanicité de nos vies, non à l’acceptation ou à la démission qui ne créent que de l’indifférence. Dans sa dimension mythique, l’association offre une autre morale conçue comme un élargissement de la pensée et de l’agir. L’agir est l’expression d’un être qui se perçoit vivant dans le monde. Ce que je suis se transforme alors en ce que je fais, et ce que je fais n’est rien d’autre que ce monde où je vis. Le désir dans son émergence fabrique le monde, mais plongé dans ce monde, celui-ci affecte, construit et reconduit mon existence. Telle est, pour un disciple du Bouddha, la signification de la renaissance.

Nul ne renaît seul. Ce monde n’est pas le domaine solitaire de quelques agissements personnels, il est un monde partagé. En agissant, non seulement je m’engage en ce monde, mais j’engage à mon tour, même dans le plus infime de mes actes, un à un, tous les êtres qui s’y meuvent. Nos actes ont une épaisseur et une gravité – une signification. Les domaines de renaissance désignent aussi des espaces d’interlocuteurs. Ils peuvent non seulement interagir mais également interpréter le sens de mes actes. Il s’agit de communautés d’interprétation.

Le dharma n’est pas une métaphysique

L’étude du saṃsāra, le devenir, et du karma, l’agir, les deux termes principiels des enseignements, est à reconquérir. Explorant les premiers textes indiens des traditions de la Grandeur (mahāyāna), j’avais proposé dans Le bouddhisme n’existe pas une lecture « dispositive » fort différente d’une vision naturaliste du dharma. Ces textes se fondent en effet sur le refus sans équivoque d’une conception métaphysique du monde. Le dharma est présenté, non comme une doctrine ou une vérité, mais un comme un dispositif où les méthodes et les discours n’ont d’autre finalité que de rompre les processus de l’angoisse existentielle. Le Bouddha est tout autant un grand médecin (pour reprendre une formule traditionnelle) qu’un grand artiste ; les Écritures le décrivent sans cesse déployant des espaces narratifs à même de transfigurer ses auditeurs. Les motifs essentiels du saṃsāra et du karma ne peuvent être appréhendés que dans cette seule perspective.

Dans le Sūtra de Vimalakīrti, le héros éponyme interroge des bodhisattvas accourus d’un univers où siège un bouddha du nom de Montagne de parfums. Dans cet univers, tout n’est que douceur et suavité. Vimalakīrti s’enquiert du mode d’enseignement de ce bouddha. Montagne de parfums, lui répondent-ils, les instruit à l’aide de subtiles fragrances sans jamais user de la moindre parole. À leur tour, les bodhisattvas le questionnent curieux : Comment le Bouddha Śākyamuni enseigne-t-il donc en ce monde d’Endurance ? Vimalakīrti leur répond : « Les êtres de cette terre sont durs à convertir, le Bouddha use donc de mots durs pour les dompter. Il leur dit : « ce sont les êtres infernaux, les animaux, et les êtres affamés, ce sont les conditions difficiles, les lieux où naissent les insensés. Ce sont les comportements erronés du corps et ce sont leurs rétributions. Ce sont les comportements erronés de la bouche et ce sont leurs rétributions. Ce sont les comportements erronés de l’esprit et ce sont leurs rétributions… »» (Dans la version originale chinoise de Kumārajīva : 此土衆生剛強難化故。佛爲説剛強之語以調伏之。言是地獄是畜生是餓鬼。是諸難處。是愚人生處。是身邪行是身邪行報。是口邪行是口邪行報。是意邪行是意邪行報。
Sūtra de Vimalakīrti, T, XIV, n° 475, p. 552c-553a). Le contraste saisissant entre les deux modes d’instruction est manifestement pédagogique. En ce monde, les enseignements du Bouddha Śākyamuni sont autant de méthodes habiles à même d’arracher les êtres à leur indolence, de les ébranler, et de produire des actes décisifs.

Illustration en-tête : Détail du Rouleau des enfers du Musée national de Tōkyō.