La pratique de la méditation est une invitation à délaisser toutes les luttes. Il n’y a rien à garder, il n’y a rien à maintenir, simplement s’ouvrir à l’esprit vaste.

Dans notre communauté, nous méditons tous face au mur, nous contentant de nous abandonner au silence. Le jikidō (le responsable de la méditation) fait, lui aussi, face au mur et n’utilise pas de kyōsaku, ce bâton qui sert à frapper l’épaule des méditants endormis. Il ne s’agit nullement de négliger la méditation des uns et des autres mais bien au contraire de leur permettre d’approfondir le silence. Si quelqu’un regardait les méditants, ceux-ci pourraient être conduits à dépendre de son regard. Mais, assis en silence, nous n’avons plus besoin de nous conformer à de quelconques attentes supposées ou réelles. Bien sûr, il faut aussi conseiller, aider, comprendre les difficultés de chacun. Parfois le jikidō peut-être amené à se lever, parler, mais ce n’est que pour mieux ouvrir au silence.

J’ai médité des années durant avec Tokuda Ryōtan. Pendant tout ce temps où il conduisait à Paris un petit groupe de méditation, il ne se levait quasiment jamais pour regarder, rectifier les postures des méditants qui se joignaient à lui, trois ou quatre fois à peine dans l’année, tout au plus. Et puis un jour, il se leva. Mais à peine était-il debout qu’il se rassit immédiatement sans même passer derrière la rangée des méditants assis face au mur. Après la méditation, je lui demandais la raison pour laquelle il s’était si vite rassis. Il me répondit benoîtement : « Je voulais regarder les postures et puis, en me relevant, je me suis aperçu que le parquet grinçait. Je n’ai pas voulu vous déranger. » Il s’agissait là d’une simple réponse, innocente presque, et pourtant en l’écoutant tout s’est trouvé définitivement renversé, sa tendresse devenue si irradiante me brûlait totalement.

Le saut intérieur

Quelqu’un m’écrit : « Je pratique depuis peu dans un groupe zen et je suis gênée par le kyōsaku. Il me semble être perpétuellement sous surveillance. »

Au fond, la question n’est pas : faut-il ou non utiliser le kyōsaku, ce bâton qui sert pendant la méditation à frapper les épaules des méditants endormis, mais que veut-on expérimenter au juste ? La méditation n’est pas simplement la recherche de la tranquillité intérieure mais une pratique de libération. Or, on ne glisse pas de la tranquillité à la libération, un saut intérieur est nécessaire. Le maître zen Dōgen parle de l’abandon du corps et de l’esprit. La tranquillité est un équilibrage des conditions mentales, mais n’est pas différente de ces conditions. La tranquillité crée juste les conditions de la rupture intérieure. Voilà pourquoi les manuels de méditation conseillent de s’asseoir dans une pièce silencieuse, d’avoir suffisamment dormi, etc. Il paraît difficile de s’abandonner si l’on se sent perpétuellement surveillé. Dōgen dit quelque chose comme : « Vous abandonnez alors votre propre corps-esprit et le corps-esprit de l’autre. » Dans le zen rinzai, on utilise le kyōsaku avec force et bruit pour créer un état de tension psychologique très forte. Le jikidō, le responsable de la méditation, peut même crier et frapper les personnes. Plus la tension sera importante, plus la détente, c’est-à-dire l’éveil (satori), sera intense. Au contraire, dans l’école zen sōtō on s’efforce au non-regard, au non-jugement, à la non-manipulation. L’approche de l’éveil est radicalement différente. Dans la salle de méditation, on perçoit l’autre, mais l’autre me laisse tel que je suis. Et tel que je suis, je peux entrer avec douceur dans une dimension intérieure où finalement l’autre n’est plus objectivable. C’est l’état non-duel de la conscience.

L’enjeu du silence

Une autre personne m’écrit : « C’est une technique très délicate, presque un art. Je ne l’ai reçu qu’une seule fois, et le coup, juste, m’a envoyé une onde dans tout le corps, me recentrant instantanément et avec une force étonnante. Mal utilisé ou compris, c’est une catastrophe. Bien appliqué, c’est une aide efficace. »

On ne peut évidemment écarter cet aspect physiologique (c’est au fond pour cela qu’il est donné) mais le bâton reste un objet social. Il opère non seulement sur le corps mais également sur nos perceptions et notre imaginaire.

La salle de méditation de Tôkei'in

Comment médite-t-on exactement dans le zen sōtō japonais ? Voici une photographie de la salle de méditation (zendō) du temple de Tōkei’in, le temple-racine de la lignée de Nishijima Gudō. La salle est tout à fait typique et peut accueillir une trentaine de personnes. Traditionnellement, les moines méditent sur des estrades, devant un mur ou une cloison. Grâce à ce système de cloisons, nul ne peut observer les autres méditants. Seul l’abbé, qui s’assoit à droite de l’entrée, fait face au centre. Il est assis là, non pour regarder les postures (de toute façon, il ne peut réellement observer que trois ou quatre personnes sur une trentaine de personnes présentes) mais pour symboliquement créer un effet de miroir avec la statue au centre de la salle : c’est un bouddha face à un bouddha.

Seul le jikidō passe avec le bâton derrière les méditants, mais c’est loin d’être systématique. Certains temples ne l’utilisent que pendant les retraites où les risques d’endormissement sont plus importants. Les moines japonais vivent cette responsabilité comme un art. Ils apprennent à ne faire aucun bruit de telle façon qu’on ne sache jamais s’ils marchent ou non. Leur pas devient lent à l’extrême. On n’entend même plus le froissement de leurs manches. Comme souvent ces salles sont dans la pénombre, que l’espace est cloisonné, ils deviennent complètement inaudibles et invisibles. De toute façon, ils le doivent. Lorsque le jikidō voit un moine endormi, il frappe l’épaule droite pour le raffermir. J’ai médité au temple d’Eiheiji, le grand monastère de l’école sōtō, et j’étais incapable de savoir si le jikidō passait derrière moi ou non. Seul, un coup, de temps à autre, rappelait vaguement sa présence, mais le bruit, unique, se dissolvait immédiatement dans le silence. L’enjeu, pour tout ces moines, est de préserver le silence, de l’approfondir instant après instant.

Le kyōsaku a sa valeur mais l’art du silence est subtil. On ne dispose pas nécessairement au Japon ou ailleurs de ce genre de salles ni de moines invisibles. Nishijima Gudō qui enseignait la méditation un peu partout au Japon, essentiellement dans des cadres non-monastiques, avec des laïques et dans des salles diverses, avait abandonné le kyōsaku. « Il dérange la méditation », disait-il. Effectivement, donner le kyōsaku nécessite des espaces particuliers, physique, mental, social. Il peut aussi être perçu, vécu comme un instrument de pouvoir ou un objet coercitif. Il peut perturber le silence plus que le renforcer. Dans ce cas, il ne faut pas hésiter à l’abandonner. Moi-même, je ne l’utilise pas.

Les mains jointes, Jiun.