Le pont des dragons (ryūmonbashi)

Malgré sa proximité avec la ville de Shizuoka, le temple de Tōkei’in se trouve situé dans un environnement privilégié de montagnes et de champs de thé. Après avoir quitté la route principale on emprunte une grande allée bordée de cryptomères tricentenaires qui mène au temple.

En général, une grand-porte, la « porte de la montagne » (sammon), un bâtiment de style chinois au toit recourbé, signale l’entrée des temples zen. Cette porte est normalement placée au sud du domaine lorsque la configuration du lieu le permet. Les principaux bâtiments des temples sont en effet alignés sur un axe Nord-Sud. Mais à Tōkei’in, rien de tel. À la fin de la longue allée, il suffit de traverser un pont de pierre et d’escalader quelques marches pour découvrir l’esplanade du temple.

Pourtant, il y eut bien dans le passé une grand-porte à l’entrée du temple. Une attestation contractuelle pour la grand-porte (sanmon ukeoi shōmon) datée de 1782 a été conservée. Il s’agit d’un accord passé avec des entrepreneurs pour la construction d’une grand-porte qui fut érigée cette année là. On ne sait exactement quand le bâtiment fut détruit. La construction était de facture modeste puisque l’attestation précise que le bâtiment devait être long de trois ken et large de deux et demi, soit environ 5,40 m par 4,50 m.

L’architecture des grand-portes

Dans les temples importants, les grand-portes sont de véritables bâtiments à l’architecture complexe à un ou deux étages. Elles sont souvent formées de trois portes ou plutôt de trois arches – la graphie homophone, la triple porte (sanmon), remplace d’ailleurs quelquefois celle de porte de la montagne (sanmon). Celle du monastère d’Eiheiji, l’un des deux sièges de l’école sōtō, possède un étage auquel on accède par des escaliers intérieurs. On se sépare, en la franchissant, du monde ordinaire, pour entrer dans un espace sacré. À Eiheiji, une plaque indique même aux entrants : « Seuls ceux qui sont concernés par la grande affaire de la vie et de la mort peuvent entrer ici. Les autres n’ont nulle raison de franchir cette porte. »

L'entrée de Eiheiji

L’entrée de Eiheiji

Les grand-portes possèdent des alcôves intérieures où l’on peut voir des statues de divinités. Il s’agit le plus souvent de la représentation de deux rois (niō) représentés les muscles tendus et l’allure menaçante. Ils écartent les mauvais esprits et les voleurs. Plus rarement, comme à Eiheiji, ce sont les quatre rois célestes (shitennō), habillés en armure, qui accueillent le visiteur. À l’étage trônent des statues du Bouddha Śākyamuni, de Somachattra (Getsugai chōja), de Sudhana (Zensai dōji) et des seize, des dix-huit ou des cinq cents arhats (jap. rakan) qui ont renoncé au nirvāṇa pour demeurer dans ce monde. Les uns et les autres symbolisent la recherche intérieure de ceux qui s’engagent dans le temple. Les arhats ou disciples du Bouddha sont considérés comme des protecteurs de la doctrine bouddhique. Leur culte est très populaire dans les monastères zen japonais où ils possèdent souvent leur propre sanctuaire. La légende veut que ces cinq cents arhats résident près d’un mystérieux pont de pierre au Tiantaishan, un grand lieu de pèlerinage en Chine, et que seuls les moines à l’esprit pur peuvent le franchir. [En savoir plus sur les grand-portes, article Wikipedia].

Le pont de Tōkei’in

Mais qui pourra traverser le pont de Tōkei’in ? Celui-ci enjambe un torrent qui coule de la montagne et traverse la propriété de Tōkei’in, pour se jeter quelques centaines de mètres plus loin dans la rivière Kuzumigawa. Il porte le nom du pont de la porte des dragons (ryūmonbashi, c’est d’ailleurs écrit sur un pilier du pont). Ce nom évoque une légende chinoise reprise dans la littérature zen. On dit que les poissons qui arrivent à franchir la passe de U sur la Rivière Jaune se transforment en dragon (une autre version évoque une seconde porte des dragons au milieu de l’océan).

Le pont des dragons

Dans ses Notes entendues sur le Shōbōgenzō (Shōbōgenzō Zuimonki), compilées dans les années 1230, Koun Ejō transcrivit les enseignements de son maître Dōgen (1200-1253), le fondateur de l’école sōtō :

Au milieu de l’océan il y a un lieu qui s’appelle la Porte des Dragons. Il est agité par la houle sans relâche. Tous les poissons qui y passent deviennent immanquablement des dragons. Voilà pourquoi on l’appelle la Porte des dragons.

Maître Dōgen a ajouté : En cet endroit les vagues ne sont pas différentes de celles d’ailleurs et l’eau y est fort salée comme partout. Étrangement, pourtant, quand des poissons traversent ce lieu, ils deviennent toujours des dragons. Ils se transforment instantanément en dragons sans changer d’écailles et en gardant le même corps. Vous pouvez comprendre avec cet exemple, ce qui se passe dans l’ordination formelle de moine. Le site peut être semblable à n’importe quel autre et pourtant dès que vous entrez dans un monastère, vous devenez immanquablement un bouddha, un patriarche. La nourriture et les vêtements y sont les mêmes que ceux des gens ordinaires, et ils rassasient de la faim et protègent du froid de la même façon. Et pourtant, il suffit que vous vous rasiez la tête, revêtiez la robe de loques et preniez vos repas de gruau de riz pour devenir, dans l’instant, un moine en robe de loques. Il n’y a pas lieu de rechercher loin de soi pour devenir un bouddha ou faire de soi un maître. C’est seulement l’affaire d’entrer ou non dans un monastère, de passer ou non par la Porte des Dragons. (Kengan D. Robert, Enseignements du maître zen Dōgen, Shōbōgenzō Zuimonki, Ed. Sully, p. 61)

Évidemment, il ne pouvait y avoir qu’une porte des dragons pour remplacer la grand-porte traditionnelle de Tōkei’in! Le pont actuel date des années 1920. Il y avait auparavant un pont de bois mais l’été 1923, ce pont s’effondra sous le poids des villageois venus à la traditionnelle fête annuelle du temple.

Le pavillon du vénérable Jizō tranche-racine (Negiri jizō son dō)

À mi-hauteur des marches montant à Tōkei’in, le pèlerin découvre le petit pavillon de Jizō dédié au bodhisattva Kṣitigarbha (Jizō bosatsu), l’un des bodhisattvas (« les êtres dévoués à l’éveil ») les plus populaires au Japon que l’on appelle plus communément dans ce pays Jizō son, vénérable Jizō.

negiri jizô

Le vénérable Jizō, sauveur des êtres et des petits enfants

Jizō (dont le nom signifie « Matrice de la terre ») est le grand consolateur des êtres qui errent dans les six voies de transmigration (rokudō) et plus particulièrement dans les enfers. Dans les représentations chinoises et japonaises, il prend le plus souvent les traits d’un moine au crâne lisse (d’où cette appellation de « vénérable » normalement réservée aux moines). Dans les enfers, on le représente tenant dans sa main gauche une perle magique qui exauce tous les désirs et dans sa main droite le bâton d’étain. Ce bâton en bois surmonté d’anneaux de métal est traditionnellement utilisé par les moines orientaux dans leurs pérégrinations. Le tintement des anneaux sert à avertir les animaux de leur passage. Jizō, lui, s’en sert, pour avertir les êtres de sa venue.

Le culte de Jizō s’est répandu très tôt au Japon sous l’influence des écoles bouddhistes tendai et shingon. Une croyance tardive en fait le protecteur des enfants morts en bas-âge. Selon la légende japonaise, ces enfants édifient chaque jour des constructions votives dans le lit de la rivière asséchée Sai no Kawara qui coule entre la vie et la mort. Morts trop tôt, ils ne peuvent aller ni en enfer ni au paradis. Les enfants empilent la journée durant des pierres de la rivière en forme de pagode pour accroître les mérites de leurs parents. Mais le soir venu des démons viennent les effrayer et détruire les édifices. Jizō vient alors les consoler et les enfants se cachent dans les grandes manches de sa robe de moine. On vénère partout au Japon ses statues taillées dans la pierre brute, on lui offre du riz, des fleurs, des vêtements d’enfant, des bavoirs et même des bonnets d’enfant (rouges le plus souvent), etc. Ses statues sont elles-mêmes dotées de pouvoirs miraculeux, chacune porte un nom selon les qualités qu’on leur attribue : Amagoi jizō donne la pluie pour les récoltes, Hikeshi jizō protège, lui, des incendies, etc.

Où l’on découvre les pouvoirs de Jizō ôte-aiguille

Le pavillon du vénérable Jizō tranche-racine (Negiri jizō son) de Tōkei’in fut construit dans les années 1930. Alors qu’il était étudiant à Tōkyō, Niwa Rempō, résidait au temple de Kōrinji et fut le témoin d’un événement qui fut indirectement à l’origine de l’érection de ce petit pavillon. Le fils aîné du chef du temple de Kōrinji avait alors un énorme abcès sur le front. Sa mère se rendit au Kōganji, un temple de l’école sōtō de Tōkyō, où l’on honore la statue de Togenuki jizō son, « le vénérable Jizō ôte-aiguille ».

Ce temple édifié en 1596 à Edoyushima avait été transféré en 1891 dans le quartier de Sugamo. La légende veut qu’une servante ait un jour avalé par mégarde une aiguille et qu’elle ait pu la régurgiter sans dommage devant cette statue de Jizō. Depuis lors, on prête à cette statue le pouvoir d’ôter les aiguilles et les échardes. On dit également que l’on peut guérir de différentes lésions en y appliquant un talisman de papier (ofuda) représentant le vénérable Jizō ôte-aiguille. Car Jizō aspire le mal! Ce temple est encore aujourd’hui un grand lieu de pèlerinage à Tōkyō. Les 24 des mois de janvier, mai et septembre, les moines font un grand rituel propitiatoire (kitō) qui consiste à dérouler les volumes des Livres de la Grande Sagesse (Daihannyakyō, des écritures bouddhiques). Les visiteurs viennent en foule pour assister au rituel et tenter de toucher les robes des moines. On dit que les effleurer permet d’écarter les maladies…

La mère acheta au Kōganji une image de Jizō ôte-aiguille et l’appliqua sur le front de son fils. Trois jours après, en enlevant le talisman… l’abcès avait disparu. Rempō, ému, voulut ensuite offrir un second Jizō ôte-aiguille à Tōkei’in. Avec son maître Niwa Butsuan, qui était alors l’abbé du temple de Tōkei’in, et qui résidait à Tōkyō comme directeur (kannin) du temple de Eiheiji betsui’n, il se rendit auprès de Kuruma Dōdai rōshi. Tous deux voulaient obtenir du supérieur retiré du temple de Kōganji l’autorisation de pouvoir faire un double de la statue. Mais Kuruma refusa et leur offrit simplement une peinture sur rouleau de Jizō ôte-aiguille qui fut vénérée quelque temps à Tōkei’in.

Où l’on voit Jizō ôte-aiguille se transformer en Jizō tranche-racine

Mais Niwa Butsuan ne s’en satisfit pas. Il fit rapidement construire ce petit pavillon de Jizō à l’entrée de Tōkei’in. Une statue en pierre y fut déposée qu’il baptisa vénérable Jizō tranche-racine (Negiri jizō son) car, disait-il : « Cette statue a le pouvoir de couper toutes les maladies à la racine. » Pour l’inauguration du pavillon en 1932, il composa un chant qui fut mise en musique par une dame patronnesse d’un groupe de musique religieuse, « L’hymne au vénérable Jizō tranche-racine de Tōkei’in »… :

Tous les pêchés et toutes les maladies
Peuvent disparaître
Par le pouvoir de l’amour et de la compassion
De Jizō tranche-racine.
Le vœu du bodhisattva qui sauve
De toutes les forces adverses est tel
Qu’il n’y a pas de prière ni ne souhait
Qui ne soit exaucé.
Quel bonheur
De prier à genoux et de contempler
Sur la montagne de Kuzumi
L’image de celui qui s’illustre dans les six destinées!

Le jour de l’inauguration du pavillon, le temps était mauvais. Les moines et les fidèles chantaient l’hymne depuis l’entrée du temple mais lorsqu’ils commencèrent à gravir l’escalier de pierre qui monte à Tōkei’in, le soleil commença à resplendir. Jizō n’y fut pas étranger à ce qu’on dit…

Une statue de Jizō en bois fut adjointe à la statue en pierre et trône maintenant dans le pavillon. Cette statue fut sculptée par Miki Sōsaku pour le repos de l’âme de sa fille. Ce Miki était un élève de Takamura Kōun (1852-1944), un célèbre sculpteur d’œuvres bouddhiques des époques Meiji et Taishō. Le pavillon est surmonté d’un cadre offert par une association de lutteurs de sumo. Il s’agit d’une calligraphie de Kitano Gempō zenji (1842-1933), le soixante-septième abbé du temple d’Eiheiji. Il est écrit : Gannōson, « le vénérable Roi des vœux ». Jizō, magnanime, accède à tous les vœux, même ceux des joueurs de sumo de gagner des tournois…

Pour la suite de la visite, cliquez sur le panneau.

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