La nécessaire non-violence

Aujourd’hui même, l’apprentissage de la non-violence par des hommes et des femmes de bonne volonté, quels que soient leur horizon ou leur religion, est l’une des plus belles promesses qui nous soient faites. En Occident, la non-violence s’identifie peu ou prou avec le combat du Mahâtmâ Gandhi (1869-1948) dont l’approche des luttes sociales a imprimé une marque indélébile dans l’histoire du XXe siècle. Pour de nombreux mouvements de libération ou de luttes pour les droits civiques qui se sont réclamés de sa philosophie, la non-violence est à la fois une exigence et une forme d’action. Le terme est la traduction que fit Gandhi du sanskrit ahimsâ formé du préfixe négatif a et du nom himsâ qui a le sens de dommage, de violence, de blessure et même de meurtre.

La non-violence s’enracine dans la sagesse ancestrale de l’Inde. Le bouddhisme et le jaïnisme en font un principe essentiel. Pour ces traditions, la non-violence ne saurait être une simple abstention, elle naît d’un cœur aimant qui protège ne serait-ce que la plus petite parcelle de vie. L’aspiration s’actualise dans l’engagement affirmé de ne jamais porter atteinte à un être vivant. Les deux traditions bouddhiste et jaïn utilisent communément la même formulation prânâtipâtâd viratih, synonyme d’ahimsâ, qui signifie littéralement « ne pas attenter au principe vital ». Elle est généralement comprise d’une manière restrictive comme le vœu de ne pas tuer, qu’il s’agisse d’un être humain ou d’un animal. Mais l’engagement est plus vaste encore, il doit être compris comme la volonté de renoncer à toutes les formes de violence, physique, verbale et mentale. Dans cette perspective élargie, le disciple du Bouddha ne saurait jamais inciter ou approuver l’agression et le meurtre.

Cet engagement est parfois critiqué pour son manque de pragmatisme. La non-violence pêcherait par naïveté dans des situations concrètes qui requièrent une certaine forme d’agressivité, ne serait-ce qu’à titre défensif. D’une manière ou d’une autre, il nous faudrait toujours nous battre pour vivre ou survivre face à la violence. En rupture avec cette vision, les disciples du Bouddha n’appréhendent pas la multiplicité des interactions humaines comme d’inévitables combats. La violence est un projet, elle annexe l’autre pour le dominer de son emprise ; ni l’agression, ni la riposte blessante ne sauraient donc être admises. L’exercice de la non-violence est un chemin de transformation personnelle à l’écoute de ses propres désirs, peurs et frustrations, et dans le jeu des interactions humaines comme la possibilité offerte à autrui d’une conversion intérieure. Les moines bouddhistes ont pour règle de ne jamais porter d’armes quelles que soient les circonstances. Le port d’une arme n’offre pas simplement la possibilité de répondre à une attaque physique : il valorise la violence. Évidemment, un tel choix reste particulièrement difficile et délicat dans des situations de réels dangers. Le courage s’impose alors comme une nécessité.

Le Gandhi du Cambodge

Plusieurs fois nominé pour le Prix Nobel de la Paix, Mahâ Ghosananda (1929-2007), surnommé « le Gandhi du Cambodge », possédait un tel courage. Dans les années 1990, ses marches non-violentes dans un Cambodge anéanti par des années de guerre civile ont contribué à désamorcer l’engrenage de la vengeance et des représailles. Ce moine bouddhiste cambodgien de tradition theravâda vécut une grande partie de sa vie en dehors de son pays natal, notamment en Inde où il séjourna quinze ans pour ses études doctorales. Là, il fut notamment marqué par la rencontre d’un moine bouddhiste japonais du nom de Fujii Nichidatsu (1885-1985), fondateur d’un petit ordre religieux, le Nipponzan Myôhôji, qui l’initia à la stratégie non-violente dans l’esprit de Gandhi.

Après la Seconde Guerre mondiale, Nichidatsu se fit connaître par ses marches et ses projets d’édification de pagodes pour la paix. À ses yeux, la résolution déterminée à la non-violence constituait l’essence même du message du Bouddha. Ce moine était un dévot du Sûtra du Lotus dans l’esprit de Nichiren, un religieux japonais du XIIIe siècle. Dans cet ouvrage canonique, le Bouddha narre comment, dans l’une de ses vies passées, il avait été lui-même un moine dans une époque où les enseignements d’un précédent Bouddha déclinaient. La communauté monastique se trouvait alors aux mains de personnages vaniteux et outrecuidants. Son unique pratique consistait à se prosterner et à exulter lorsqu’il rencontrait des moines et des laïcs. Ce comportement créa des difficultés dans la communauté : les uns et les autres finirent par le mépriser et l’insulter, on lui jeta des pierres, on le frappa avec des bâtons. Pourtant, il continuait inlassablement cette pratique du cœur. Sans cesse, il rendait hommage aux moines et aux laïcs, les interpellant d’un « Je n’ai garde de vous mépriser, vous deviendrez tous éveillés », et parfois à bonne distance pour ne pas être frappé. On finit par le surnommer Toujours-sans-mépris. Ce récit a profondément marqué l’imaginaire extrême-oriental. En Chine et au Japon, plusieurs moines adoptèrent cette seule pratique de célébrer tous ceux qu’ils croisaient en se prosternant devant eux, peu importe qu’ils soient bons ou méchants, riches ou pauvres, des hommes ou des femmes, des enfants ou des vieillards. Relisant l’histoire de Toujours-sans-mépris, Nichidatsu l’interprétait comme le modèle par excellence de toute action non-violente.

Lors de la prise du pouvoir par les Khmers rouges en 1975, Ghosananda effectuait une longue retraite de méditation de neuf ans en Thaïlande sous la direction d’un maître réputé, ce qui lui sauva vraisemblablement la vie (lors de la chute du régime génocidaire en 1979, il ne restait plus que trois mille moines alors qu’ils étaient près de soixante mille quatre ans auparavant). Sa retraite de méditation achevée, Ghosananda rejoignit en 1978 les premiers camps de réfugiés cambodgiens établis sur la frontière thaïlandaise. Là, et pendant plusieurs années, il se consacra à enseigner la méditation et la réconciliation, puisant dans sa pratique des enseignements du Bouddha mais également dans ses apprentissages passés du pacifisme. Affichant une neutralité absolue, respecté de tous, il était même accepté dans les camps sous contrôle des Khmers rouges. Ses stratégies étaient multiples. Lorsque la violence semblait prendre le dessus, il demandait par exemple à tous les adultes présents de prendre pour le temps d’une journée les cinq préceptes bouddhistes des laïcs sous la forme d’un rituel, et dont le premier n’est autre que prânâtipâtâd viratih, « ne pas attenter au principe vital », afin de rétablir l’écoute et la bienveillance nécessaires (les quatre autres préceptes : ne pas prendre ce qui n’est pas donné, s’abstenir d’inconduite sexuelle, ne pas proférer de mensonges et ne pas consommer d’intoxicants). Dans les années 1980, Ghosananda se rendit dans de nombreux pays pour apporter son message d’espérance et de paix. Son aura grandissant, et voyant en lui un recours, il fut élu en 1988 patriarche suprême du bouddhisme cambodgien par une communauté de moines exilés à Paris.

Les marches du dharma

Le Cambodge s’était longuement enfoncé dans la guerre civile. Le 23 octobre 1991, enfin, la signature à Paris d’un accord de paix entre les quatre factions en présence, les Khmers rouges, deux mouvements anti-communistes et un mouvement pro-vietnamien, marquait la fin officielle des hostilités. À la fin de l’année, la Coalition pour la paix et la réconciliation, une organisation interconfessionnelle active dans les camps, eut l’idée d’organiser une marche du retour afin de raccompagner les réfugiés cambodgiens dans leurs villes et leurs villages d’origine. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés désapprouva l’organisation d’une telle marche et nul n’osa en prendre la direction. Seul Ghosananda accepta la demande de la Coalition sous réserve de lui donner une forme particulière qu’il nomma « la marche du dharma ». Son charisme en fit un événement national. Emmenés par des moines et dont la seule présence devait désarmer d’éventuelles ardeurs belliqueuses, trois cent cinquante réfugiés traversèrent la frontière thaïlandaise en avril 1992 pour rejoindre Phnom Penh, la capitale, un mois plus tard. Beaucoup n’avaient pas revu leur pays depuis vingt ans. Ils arrivèrent le jour symbolique de la grande fête du Vésak où l’on célèbre l’éveil du Bouddha, accueillis par le roi Norodom Sihanouk en personne. La marche réunissait à son arrivée près de mille participants, dans une longue file s’étirant sur plusieurs kilomètres, de nombreux villageois ayant spontanément rejoint les marcheurs au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de la capitale.

L’année suivante, une nouvelle marche fut organisée peu avant les premières élections nationales alors que les tensions politiques étaient à leur comble. Ghosananda voulait cette fois-là encourager les Cambodgiens à se rendre aux urnes pour les premières élections libres sans craindre de possibles représailles. Cette seconde marche réunit près de dix mille participants. Les marches furent ensuite renouvelées chaque année comme des événements de réconciliation nationale. La troisième marche de 1994 fut marquée par la mort tragique de deux participants. Alors qu’ils traversaient une zone de combats, les marcheurs furent pris sous les tirs croisés des forces gouvernementales et des rebelles. Un moine et une moniale tombèrent sous les balles. Malgré l’adjuration du roi qui fit envoyer un message pour interrompre la marche devenue incertaine, les participants décidèrent de continuer : ils ne pouvaient abdiquer devant la violence.

Dans un pays où les ressentiments restaient tenaces et les agressions quotidiennes, les marcheurs risquaient effectivement leur vie. Avant de se joindre aux marches du dharma, les participants devaient signer une lettre où ils reconnaissaient que « leur participation pouvait faire courir des risques à leur intégrité physique. » Ils s’engageaient également à participer à un programme préparatoire de trois jours. Non seulement ils devaient comprendre la philosophie de la marche, mais ils devaient pouvoir réagir avec intelligence et bienveillance en cas de difficulté ou d’agression. Interviewé lors d’une de ces marches, Ghosananda avait ainsi justifié son action :

« Voici l’heure de la paix, voici l’heure où nous pouvons résoudre tous nos problèmes par la non-violence. Chaque pas est une prière, chaque pas est une méditation, chaque pas construit un pont. Avec les bâtisseurs de la paix de toutes confessions, nous construisons chaque jour la paix car nous savons que bâtir la paix demande un effort continuel. Il n’a pas de début et n’aura pas de fin. Nous continuerons à prier, marcher et agir pour la paix. Et nous marcherons jusqu’à ce que le Cambodge soit apaisé. »

La route était semée d’embûches et Ghosananda n’échappa pas aux critiques. Il choisit de ne jamais s’exprimer sur la création d’une commission d’enquête sur les crimes de guerre et ce silence fut douloureusement ressenti par nombre de ses compatriotes. La famille entière de Ghosananda, ses parents, ses frères et sœurs, avaient été tués par les Khmers rouges. Mais d’eux il disait : « J’ai une grande compassion pour eux, car ils ne savent plus la vérité. Ils anéantissent le bouddhisme et ils se détruisent eux-mêmes. » Le regard compatissant de Mahâ Ghosananda témoigne qu’aucun dialogue n’est impossible. Les organisateurs, membres de la Coalition pour la paix et la réconciliation, rapportent une anecdote lors de la seconde marche de 1993. Ils faisaient halte lorsqu’une colonne de soldats se rapprocha des marcheurs visiblement inquiets. Mais, arrivés à leur hauteur, les soldats déposèrent aussitôt leurs armes à terre, demandant la bénédiction des moines : « Nous ne voulons pas qu’il y ait de morts, dirent-ils, nous sommes des soldats, bénissez-nous pour que les balles ne touchent personne. »

Mahâ Ghosananda était un pratiquant de l’amour bienveillant. Il était aussi ce qu’il convient d’appeler un bouddhiste engagé.

Une présentation de Mahâ Ghosananda et des marches du dharma (en anglais, 22 minutes).

Cet article est extrait de l’ouvrage d’Éric Rommeluère, Le bouddhisme engagé, paru aux Éditions du Seuil (2013), p. 25-32. Pour la facilité de lecture, les notes et références ont été omises. Reproduction interdite.