Le tantrisme est une forme du bouddhisme qui se développe en Inde à partir des III-IVe siècles après JC. Les rites magiques, les invocations de déités, la récitation de charmes ou de formules rituelles y tiennent une place essentielle. Le tantrisme tire son nom des tantras, les ouvrages qui décrivent les rituels utilisés. Les bouddhistes eux-mêmes préfèrent parler de Véhicule de Diamant (vajrayāna) ou de Véhicule des Formules (mantrayāna). Avec ces rituels, le tantrisme cherche à provoquer une transmutation intérieure. Les exercices mettent en jeu à la fois le corps, la parole et le mental dans une expérience de sacralisation de soi. Des visualisations, des récitations de formules (mantra) ou des gestes de la main (mudrā) sont utilisés. La voie tantrique se veut radicale : il s’agit d’acquérir la libération en une seule vie, non sur un parcours s’étendant sur d’innombrables existences. Toutes les énergies et les potentialités des passions sont utilisées comme des moteurs nécessaires à cet exercice inouï.
Les dhāraṇī sont des formes particulières d’invocation. On utilise en japonais la translittération darani ou la traduction sōji, « [formule] porte-mémoire ». Le terme de « parole sacrée » (jap. shingon) qui donne son nom à l’école tantrique japonaise traduit plutôt le sanskrit mantra.
Même s’il n’appartient pas à ce mouvement, le bouddhisme zen, emprunte néanmoins des mantras et des dhāraṇī à ce fond tantrique. L’une d’entre elles est particulièrement prisée. Il s’agit de la dhāraṇī de la Grande compassion (jap. daihishin darani) encore appelée dans l’école zen sōtō la formule de la grande compassion (jap. daihishū), une litanie adressée à Avalokiteśvara, le bodhisattva qui incarne la compassion illimitée. Avalokiteśvara est connu au Japon sous les noms de Kanzeon, « Qui contemple les voix du monde », Kannon, « Qui contemple le monde » ou de Kanjizai, « Seigneur de la contemplation ».
Le Sūtra de la grande compassion à mille mains et mille yeux
Cette dhāraṇī se trouve enchâssée dans un court sūtra d’inspiration tantrique. Le titre complet de ce texte est : Le Sūtra de la dhāraṇī de la grande compassion, vaste, large et sans obstacle du bodhisattva Qui contemple le monde à mille mains et mille yeux (Senju sengen kanzeon bosatsu kôdai enman muge daihishin darani kyō, Taishō XX, 1060). Pour faire court, les Japonais abrègent le titre en Le Sûtra de la grande compassion à mille mains et mille yeux (Senju sengen daihishin gyō) ou bien en Le Sūtra de la formule porte-mémoire de la grande compassion (Daihisōjikyō). Le texte, vibrant d’émotion et d’une rare beauté littéraire, n’a pas encore fait l’objet d’une traduction complète dans une langue occidentale. La traduction chinoise est d’un certain Gabondatsuma (ou Bagabondaruma, skt. Bhagavaddharma ?), un Indien qui vécut au VIIe siècle. Amoghavajra, le grand patriarche du tantrisme chinois, a donné une version légèrement différente de cette dhāraṇī (cf. Taishō, XX, 1064 et 1113B).
Le sūtra raconte que le Bouddha Śākyamuni se trouvait un jour au palais d’Avalokiteśvara sur le mont Potalaka en compagnie d’une multitude de bodhisattvas au rang desquels se trouvaient Maitreya et Mañjuśrī. Il y avait également, dit le texte, une multitude de moines, de Dieux-Brahma, de dragons célestes et d’autres êtres surnaturels! Alors, sans rien dire et par ses seuls pouvoirs magiques, Avalokiteśvara recouvrit l’univers d’une lumière dorée qui éclipsa l’éclat de la lune et du soleil.
Un bodhisattva dénommé Roi des porte-mémoire se leva et demanda aussitôt au Bouddha qui pouvait bien être l’auteur d’un tel prodige ! Ce dernier lui révéla qu’il s’agissait du bodhisattva de l’amour et de la compassion, Avalokiteśvara, qui se trouvait dans l’assemblée.
Alors Avalokiteśvara se leva immédiatement de son siège, joignit les mains et s’adressa au Bouddha. Il voulait maintenant exposer la dhāraṇī de la grande compassion pour le bien des êtres. Dans le passé immémorial, il se trouvait, expliqua-t-il, en compagnie d’un Bouddha qui portait le nom de Roi aux mille rayons qui demeure en paix. À cette époque-là, Avalokiteśvara n’était qu’un débutant dans la voie, à peine un bodhisattva de la première terre (le premier degré des bodhisattvas). Le Bouddha Roi aux mille rayons prononça la dhāraṇī et, en une seule audition, il atteignit aussitôt la huitième terre des bodhisattvas. Puis Avalokiteśvara poursuivit sur les multiples pouvoirs merveilleux de cette formule, avant de la réciter pour que chacun la mémorise…
Senju kannon
Comme le titre l’indique, Avalokiteśvara possède dans ce sūtra rien moins que mille mains et mille yeux. Cette forme extraordinaire est connue au Japon sous différentes appellations : le bodhisattva Kanzeon à mille mains et mille yeux (jap. senju sengen kanzeon bosatsu), bien sûr, mais aussi Kannon à mille bras (jap. senbi Kannon), Kannon à mille rayons (jap. senkō kannon) ou simplement Kannon de la grande compassion (jap. daihi kannon).
Le chiffre mille symbolise la compassion illimitée du bodhisattva qui peut à la fois voir toutes les souffrances du monde (avec ses mille yeux) et leur venir en aide (avec ses mille mains). Cette forme, vénérée très tôt au Japon, reste très populaire dans l’archipel. Comme il est difficile de peindre ou de sculpter mille bras, les représentations ont généralement 42 bras, deux joignent les paumes (jap. gasshō), les 40 autres étant disposés autour du corps en éventail. Chaque main vient en aide aux êtres des 25 divisions des six domaines de transmigration (40 x 25 = 1.000). La tête peut avoir onze ou vingt-sept visages.
La tradition japonaise veut que les personnes souffrant de problèmes oculaires prient spécifiquement Kanzeon aux mille mains et aux mille yeux.
Le mantra du bodhisattva Kanzeon aux mille mains et mille yeux est : on basara daruma kiriku オン・バザラ・タラマ・キリク (variantes : on basara daruma kiri, on basara daruma kiri sowaka, translittération du sanskrit oṃ vajra dharma hrīḥ).
À lire
• Michel Strickmann, Mantras et mandarins : Le bouddhisme tantrique en Chine, Paris, Gallimard, 1996. Une somme sur le tantrisme chinois agréable à lire. Un chapitre entier est consacré aux rituels tantriques d’Avalokiteshvara.
• Louis Frédéric, Les dieux du bouddhisme : Guide iconographique, Paris, Flammarion, 1992. Un ouvrage incontournable sur l’iconographie bouddhique avec de nombreuses illustrations. La représentation d’Avalokiteśvara aux mille bras fait l’objet d’un long développement, pp. 167-174.
La récitation de la Formule de la Grande compassion (daihishin darani) dans un temple de l’école zen sōtō.