La constitution de l’école sōtō moderne
Fondée au XIIIe siècle par le maître Eihei Dōgen, l’école sōtō est aujourd’hui la plus importante des trois écoles zen présentes au Japon (sōtō, rinzai et ōbaku) avec un effectif de près de dix-huit mille prêtres. À l’époque Tokugawa (XVIIe-XIXe siècles) puis à l’ère Meiji (1868-1912), l’école sōtō, comme toutes les autres écoles bouddhistes japonaises, connut de profonds bouleversements institutionnels. Les premières années de l’ère Meiji furent notamment marquées par de violentes persécutions anti-bouddhiques. Le gouvernement impérial entendait alors promouvoir un shintō d’État fondé sur la religion première de l’archipel (« la voie des esprits », jap. shintō) et éradiquer le bouddhisme qu’il considérait comme une religion « étrangère ». Bien que brèves, ces persécutions eurent de profondes répercussions. L’institutionnalisation, la sécularisation furent quelques-uns des traits dominants du bouddhisme japonais de la première moitié du XXe siècle.
En 1869, l’école sōtō se constitue en Église. Les années suivantes, de vives querelles opposent les deux principaux monastères d’Eiheiji et de Sōjiji. Sous les auspices du gouvernement japonais, un concordat est finalement signé en 1879 entre les deux temples : l’un n’aura pas la prééminence sur l’autre et ils formeront les deux sièges principaux (jap. honzan) de l’école, à rang égal. Chaque temple se vit alors dans l’obligation d’être rattaché à l’un ou à l’autre siège. Les deux branches se distinguent par quelques différences rituelles, notamment le port de la robe monastique (jap. kesa). L’ensemble des règles institutionnelles fut définitivement mis en place en 1906 et reste toujours en usage aujourd’hui. Les abbés d’Eiheiji et de Sōjiji assument à tour de rôle le poste de supérieur général (jap. kanchō) de l’école.
En 1890, les deux sièges adoptent conjointement une sorte de livre-credo, Les principes de la pratique-réalisation (jap. Shushōgi) que l’on récite lors de certaines cérémonies. Cet opuscule résume en cinq courtes parties la doctrine de l’école sōtō. Il s’agit d’extraits choisis du « Trésor de l’œil de la vraie loi « (jap. Shōbōgenzō), le principal ouvrage de Dōgen (1200-1253). Il est à signaler que le texte ne mentionne ni la méditation ni la vie monacale pourtant au cœur des enseignements de Dōgen. Destiné principalement aux fidèles, les compilateurs avaient alors préféré privilégier des passages consacrés à l’éthique bouddhiste.
L’association des deux blasons (jap. mon) des temples d’Eiheiji et de Sōjiji forment l’emblème actuel de l’école sōtō. Le blason de Sōjiji (à gauche) représente une feuille de paulownia, celui d’Eiheiji (à droite), une fleur de gentiane.
L’école sōtō : les figures modernes, les lignes de force
Depuis la création de la nouvelle Église sōtō en 1869, quelques figures de moines se détachent. La fidélité au dharma leur commandait une vie totale, sans compromis. Par leurs expériences, par leurs enseignements, ils forment comme le cœur vivant de cette tradition. Ils ont attiré autour d’eux de nombreux disciples et, aujourd’hui, la plupart des centres zen occidentaux se réfèrent à l’une ou l’autre de ces figures. Dans l’aire francophone, Sawaki Kōdō (1880-1965) reste ainsi une autorité.
Les rapports de l’institution et de ces quelques moines ont toujours été assez complexes : le soutien et la défiance s’entremêlent constamment. Certains moines n’hésitèrent pas à critiquer fortement les doctrines sōtō (Harada), voire même à s’en séparer formellement (Yasutani) lorsque la législation d’après-guerre le permit — il est à noter que jusqu’en 1951, il était impossible de créer des organisations religieuses indépendantes des écoles traditionnelles. Ces moines essayèrent généralement de rénover l’école occupant même des postes clés dans l’institution. Ce fut le cas de Sawaki Kōdō et de son condisciple Hashimoto Ekō qui proposèrent tous deux de revenir à un style de pratique dit « conforme au dharma » (jap. nyohō). Pour Hashimoto, ce terme recouvrait la renaissance de la tradition monastique comme la pratiquaient les anciennes communautés zen. Sawaki était, lui, plus porté sur une pratique personnelle. Tous deux sont connus pour avoir élaboré un nouveau modèle de robe monastique (jap. kesa) fondé sur d’anciens codes monastiques.
Nombre de ces moines furent éducateur (jap. godō) ou doyen (jap. seidō) dans l’un ou l’autre des deux monastères principaux de Eiheiji ou de Sōjiji — deux postes généralement réservés à de grands méditants. Tous mettaient l’accent sur une forte pratique de la méditation alliée à l’étude des œuvres de Dōgen comme son « Trésor de l’œil de la vraie loi » (jap. Shōbōgenzō). Alors que les bonzes sont aujourd’hui dans leur écrasante majorité mariés, la plupart préférèrent garder la règle antique du célibat selon les recommandations de Nishiari Bokusan (1821-1910), le père tutélaire du zen sōtō moderne. En 1872, une ordonnance gouvernementale avait autorisé le mariage des moines de toutes les écoles bouddhistes japonaises. Nishiari prit clairement position contre cette ordonnance, essayant même avec d’autres moines sōtō de la faire abroger. Leur pétition fut inutile et cette ordonnance contribua en quelques dizaines d’années à la sécularisation complète de ces écoles.
De g. à d. Oka Sōtan, Nishiari Bokusan, Hioki Mokusen (Shuzenji, 1905)
Les enseignements de ces moines sont loin d’être homogènes et sont traversés par de nombreux clivages. Deux courants se distinguent, l’un, majoritaire, qui met en avant la pratique de la méditation sans objet, l’autre, minoritaire, qui réintroduit la pratique des kōan. Comme ils n’envisagent ni la pratique ni la signification de la méditation de la même manière, les deux factions sont évidemment critiques l’une de l’autre, faisant revivre un ancien antagonisme du zen chinois. Au XIIe siècle, le maître zen Dahui Zonggao (jap. Daie Sōkō, 1085-1163) proposât une nouvelle méthode méditative fondée sur l’examen des kōans, les dialogues zen traditionnels : « le zen de la contemplation des mots » (jap. kannazen). Par une concentration totale sur un échange tiré de la vie des maîtres zen, il s’agissait de susciter un éveil (jap. satori). Dahui critiquait son contemporain, le maître Hongzhi Zhengjue (jap. Wanshi Shōgaku, 1091-1157), en qui il voyait une sorte de quiétiste et qui pratiquait, selon l’expression utilisée, « la méditation de la clarté silencieuse » (jap. mokushōzen). Dahui appartenait à l’école rinzai et Wanshi à l’école sōtō. Si à l’époque médiévale, le zen sōtō japonais fit parfois usage des kōans, y compris dans la pratique méditative, à l’époque Tokugawa, cette pratique fut complètement abandonnée. À la fin du XIXe siècle, plusieurs moines sōtō insatisfaits des enseignements prodigués dans leur école se tournèrent cependant vers le zen rinzai. Ils pratiquèrent le zen des kōans selon le programme proposé par Hakuin (1685-1768), le grand réformateur du rinzai japonais, et ses successeurs. Certifiés dans cette autre tradition, ils proposèrent un nouveau cursus, synthèse des enseignements sōtō et rinzai.
Courant Mokushōzen, le zen de la clarté silencieuse
- Nishiari Bokusan (1821-1910) – 3e abbé-permanent de Sōjiji
- Oka Sōtan (1860-1921) – 1er abbé d’Antaiji
- Oka Kyūgaku (1877-1953) – vice-abbé d’Eiheiji
- Sawaki Kodō (1880-1965) – 5e abbé d’Antaiji
-
- Sakai Tokugen (1912-1996)
- Uchiyama Kōshō (1912-1998) – 6e abbé d’Antaiji
- Deshimaru Taisen (1914-1982) – Association Zen Internationale
- Hashimoto Ekō (1890-1965) – abbé de Zuiōji
- Narazaki Ikkō (1918-1996) – abbé de Zuiōji ; vice-abbé d’Eiheiji
- Katagiri Dainin (1928-1990) – fondateur du Minnesota Zen Meditation Center
- Kishizawa Ian (1865-1955)
- Kishizawa Noiri
- Suzuki Shunryū (1904-1971) – fondateur du Zen Center of San Francisco
- Niwa Rempō (1905-1993) – 77e abbé-permanent d’Eiheiji
- Nishijima Gudō (1919-2014)
- Akino Kōdō (1855-1938) – 7e abbé de Sōjiji
- Oka Sōtan (1860-1921) – 1er abbé d’Antaiji
Courant Kannazen, le zen de la contemplation des mots
- Harada Sogaku (1871-1961) – abbé d’Hosshinji
- Yasutani Hakuun (1885-1973) – Sambô Kyôdan
- Yamada Kōun (1907-1989) – Sambō Kyōdan
- Philip Kapleau (1912-2004) – fondateur du Rochester Zen Center
- Robert Aitken (1917-2010) – fondateur du Diamond Sangha (USA)
- Maezumi Taizan (1931-1995) – fondateur du Zen Center of Los Angeles
- Iida Tōin (1863-1937)
- Watanabe Genshū (1869-1963) – 17e abbé-permanent de Sōjiji
- Yasutani Hakuun (1885-1973) – Sambô Kyôdan
Ce tableau présente les principales lignées de l’école sōtō moderne. Il ne s’agit pas nécessairement de lignées de transmission formelle plutôt de lignes d’influence. Le nom de famille est donné en premier avant le nom monacal ordinaire selon l’usage japonais. Il est à noter que les moines changent souvent de nom de famille après leur ordination et prennent celui de leur propre maître.
Pour en savoir plus, quelques ouvrages
• Heinrich Dumoulin, Zen Buddhism: A history, volume 2, Japan, New-York, Macmillan Publishing Company, 1990. Une histoire du zen au Japon. La référence.
• Arthur Braverman, Living and Dying in Zazen: Five zen Masters of Modern Japan, New-York, Weatherhill, 2003. Un livre vibrant sur le zen de Sawaki Kōdō et de ses successeurs.
• Philip Kapleau, Les trois piliers du zen, Paris, Stock, 1972. Sur l’orientation et la pratique d’Harada Sogaku et de Yasutani Hakuun.
• Brian Victoria, Le Zen en guerre 1868-1945, Paris, Éditions du Seuil, 2001. Pour démystifier.
• Brian Victoria, Zen War Stories, London, RoutledgeCurzon, 2003. La suite du précédent livre.
Écoutez la voix de Sawaki Kōdō dans une interview donnée en 1964 (27 minutes, transcription automatique en français).