Un billet anciennement publié sur le blog zen.viabloga.com.

J. s’interroge : Pourquoi les traités de méditation zen n’évoquent-ils jamais les émotions qui peuvent apparaître en méditation ?

On pourrait croire que tous les êtres humains possèdent les mêmes formes d’émotions. Pourtant les émotions ne sont pas de simples réactions physiologiques universellement partagées, elles sont socialement construites. Leur possibilité d’émergence, leurs perceptions dépendent d’un contexte social. Elles s’inscrivent dans la vie des individus aux confins de leur propre histoire et de l’histoire de leur culture. L’anthropologie a longuement exploré ce champ de la construction sociale des émotions.

Ce que nous nommons d’un terme générique les émotions n’a pas forcément d’équivalent conceptuel dans d’autres cultures. L’émotion n’est pas une catégorie, par exemple, dans le bouddhisme. La médecine chinoise, elle, distingue cinq émotions (五志) et sept sentiments (七情). Il ne s’agit pas d’« états d’âme » au sens où nous l’entendrions. Il vaudrait mieux traduire le premier terme par les cinq tensions, au plus près du sens chinois. Ces cinq émotions représentent les propensions des cinq propriétés dynamiques de tout système organisé représentées par les cinq éléments [lien externe, Wikipédia], à savoir le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau. L’impétuosité de l’élément bois tend à devenir colère ; l’allégresse de l’élément feu tend à devenir excitation ; la pensée de l’élément terre tend à devenir répétition ; le resserrement de l’élément métal tend devenir accablement ; la prudence de l’élément eau tend à devenir une crainte. Ces cinq tensions doivent s’équilibrer dans une harmonie globale. On parle des sept sentiments lorsqu’il s’agit de penser ces tensions sous le registre du désordre. La liste varie selon les auteurs. On retient en médecine chinoise l’allégresse, la colère, l’accablement, la pensée obsessive, la tristesse, la peur et la convulsion. Ces « humeurs » révèlent des désordres des souffles et des énergies et doivent être traitées par une hygiène adéquate.

Certaines personnes ressentent des émotions particulières comme la tristesse ou l’ennui au cours de la méditation. Parfois l’émotion se manifeste sous la forme de pleurs par exemple. Dans les traités de méditation zen, on ne trouve en effet aucune mention de tels affects. Par contre ils abondent dans les descriptions des visions, alors qu’aujourd’hui en Occident, plus personne ne semble en avoir. Si, une fois, une personne m’a parlé de visions qu’elle avait eu, mais ce ne fut qu’une seule fois parmi des centaines ou plus d’entretiens.

Dans son journal, le maître zen Keizan Jōkin 瑩山紹瑾 (1268-1325) notait ses visions les plus fortes. Par exemple lors de l’année 1321, il écrivit d’une manière sibylline : « La première année Genkō, kane no to no tori, la nuit du début de l’année et du printemps, alors que j’étais assis en méditation, [dans un état qui n’était] ni le rêve ni l’état de veille, je manifestai par moi-même la confirmation [de l’éveil]. » (traduction Bernard Faure). Autrement dit, il eut la vision qu’il deviendrait un Bouddha pleinement éveillé.

Les pensées, les émotions, les visions se manifestent pour autant que leurs émergences soient rendues possibles par une culture. Peut-on émettre l’hypothèse que notre culture de l’intériorité permet que la méditation soit appréhendée comme un lieu possible d’émergence émotive. L’Orient n’est pas une culture de l’introspection. Le retour à soi ne donne pas un regard sur soi mais une nouvelle ouverture et une nouvelle participation au monde.

Et l’éveil dans tout ça ?

On pourrait même pousser l’investigation et se demander si l’expérience de l’éveil elle-même n’a pas été socialement construite (ou rendue possible par le contexte qui le commande, le pense et le crée). Jusqu’au XVIIIe siècle, tous les maîtres zen réalisaient spontanément l’éveil (satori) ou du moins avaient une expérience qualifiée comme telle. Les biographies notent scrupuleusement les circonstances d’une telle expérience.

Selon sa biographie rédigée par l’un de ses disciples, Manzan Dōhaku 卍山道白 (1636-1714), l’un des grands réformateurs de l’école sōtō,  eut ainsi l’éveil à l’âge de seize ans alors que « la lune était claire et le vent frais ». Le recueil de la lampe ininterrompue de l’école sōtō au Japon (Nihon tōjō rentō roku 日本洞上聯燈録, 1742), le plus complet des recueils biographiques de l’école donne :

晝夜精勤。至忘寢食。一夜對月跪坐。忽有省。即述偈。有夜深雲斷天如洗。偏界無塵礙眼光之句。

Il s’exerçait jour et nuit jusqu’à en oublier de manger et de dormir. Une nuit qu’il était agenouillé devant la lune, il eut soudain l’éveil. Ce qu’il relata alors sous la forme d’un poème où il y avait ces vers :
La nuit est profonde, les nuages évanouis, le ciel est pur.
Dans le monde entier, il n’y a pas une poussière pour gêner ma vision.

Ce même Manzan milita activement pour une réforme des processus de transmission dans son école. Dans sa pensée, l’éveil n’était pas une condition nécessaire pour recevoir la transmission d’un maître. Il avait cette formule : « Avoir l’éveil ou ne pas l’avoir eu représentent de la même manière l’authentique transmission. » Lorsque cette réforme fut avalisée par le pouvoir shogunal, en quelques dizaines d’années, plus personne n’eut d’éveil spontané dans la tradition sōtō. Ou tout au moins, plus personne ne prit la peine de consigner ce genre d’expérience…

En-tête : portrait de Manzan Dōhaku, temple de Tōrinji (DR).