Les Règles de la méditation assise recommandées à tous (Fukanzazengi), traduction annotée, quatrième partie, la première phrase.
Première phrase (version Taishō) : 原夫道本圓通。爭假修證。宗乘自在何費功夫。
Lecture japonaise (sōtō moderne) : 原ぬるに夫れ、道本圓通、爭か修證を假らん、宗乘自在、何ぞ功夫を費さん。
Tazunuru ni sore, dō moto enzū, ikadeka shushō o karan, shūjō jizai, nanzo kufū o tsuiyasan.
Lecture japonaise (Eihei Kōroku) : 原れば夫、道本圓通す、爭んぞ修證を假らん。宗乘自在なり、何ぞ功夫を費さん。
Tazunureba sore, dō moto enzū su, izukunzo shushō o karan. Shūjō jizai nari, nanzo kufū o tsuiyasan.
Mot à mot : Particule initiale – voie – origine / principe – compénétrer / omniprésence – comment – s’appuyer – exercice – attestation – principe / école – véhicule – liberté / omnipotence – pourquoi – se dépenser – effort / persévérer.
Stylistique/métrique : 2 / 2 – 2 / 1 – 1 – 2 / 2 – 2 / 1 – 1 – 2
Traduction interprétée : À bien chercher, fondamentalement la voie pénètre tout, en quoi dépendriez-vous d’un exercice ou d’une preuve ? Le véhicule du principe est toute liberté, pourquoi dépenseriez-vous des efforts à pratiquer ?
Cette phrase inaugurale, particulièrement ciselée, est l’une des plus difficile à traduire, malgré sa brièveté. Dōgen exploite toutes les ressources littéraires de la prosodie pour y déployer une question fondamentale, celle dont-on dit qu’elle fut sa grande question : pourquoi méditer ? Chaque caractère est soigneusement choisi pour faire résonner encore plus profondément la question. Pour qui lit l’original en chinois, c’est non seulement une phrase qui se déroule, mais une tension qui se déploie mot après mot, à travers l’utilisation des formes appariées ou opposées. La forme rythmée en quatre et six caractères oblige à de telles figures de style mais celles-ci sont mises au service d’une tension interne.
À la manière de la poésie chinoise, le rythme, les césures, l’agencement des caractères organise des réseaux de sens qui traversent les phrases indépendamment d’une écriture qui se déploie dans la linéarité du temps (leur lecture). L’architecture de la phrase associe des termes qui évoquent aux Chinois la plénitude originelle du dao, 原 «la source», 本 «la racine», 宗 «le principe», trois synonymes plus ou moins interchangeables et toute une série de termes qui appartiennent au champ sémantique de l’effort et du travail, 修 «la pratique» (ou plus exactement «s’exercer dans la constance», 爭 «comment» (ici 爭 est lu comme un adverbe mais sous une forme verbale, il signifie «lutter»), 功夫 «s’efforcer», 費 «dépenser ses forces».
On trouve encore d’une part 圓通 enzū et 自在 jizai, deux termes du vocabulaire bouddhique qui exprime l’omniprésence et la parfaite liberté sans effort des bouddhas et des bodhisattvas, et d’autre part la contingence humaine 夫 fū.
La tension est rendue par l’interrogation. Le pronom 爭か ikadeka, «comment», témoigne de cette tension interne quasi charnelle. Sous sa forme verbale 爭 arasou, signifie «combattre, lutter (pour avoir un objet)». Parmi ses sens dérivés : «disputer, rivaliser, contester». Graphiquement, le caractère représente une main qui bande un arc.
Comment défaire la tension entre l’absolu et la relatif, entre l’au-delà et l’en deçà, qui en tout s’oppose, sinon par un chemin : Dōgen écrit 道 dō, « la voie » et 乘 jō, « le véhicule ». Si l’homme peut se frayer un chemin vers l’absolu, n’est-ce pas que l’absolu a déjà frayé son chemin dans l’humanité ? Ou si, au contraire, une rupture existe entre le contingent et l’absolu, toute entreprise pour s’élever à l’absolu n’est-elle pas vaine ? La question inaugurale n’est pas propre à Dōgen. En ce début de XIIIe siècle, au Japon, les débats sont vifs : pour les uns, tout exercice, tout effort, toute discipline nous éloigne de l’état de bouddha ; la méditation est, elle-même inutile. Pour d’autres au contraire, il y a bien un chemin entre l’illusion et l’éveil, l’être égaré peut devenir un bouddha.
Tous les biographes de Dōgen rapportent la grande question qui l’aiguillonna dès son adolescence : Si tous les êtres possèdent originellement l’éveil, quel est le sens de la pratique ? La principale biographie de Dōgen, La chronique de Kenzei (Kenzeiki, XVe siècle), rapporte qu’à l’âge de dix-sept ans, après quatre années d’études intensives :
«Il connut un profond désarroi à propos de ces principes qu’aucune des deux traditions exotérique et ésotérique n’omet : la grande affaire du bouddhisme, le grand filet des enseignements, l’originelle et foncière nature des dharmas, le corps de nature propre naturel. Il se rendit auprès du recteur monacal Kōin du Miiedera et lui demanda :
– Si les ainsi-venus sont eux-mêmes le corps de la loi et la nature des dharmas, pourquoi tous les bouddhas doivent-ils se résoudre [à l’éveil] et pratiquer la voie de l’éveil ?
Le recteur monacal Kōin l’instruisit :
– Je ne peux répondre facilement à cette question. Bien que dans notre tradition nous ayons des explications, je n’ai pas encore totalement pénétré sa vérité. J’ai entendu dire qu’il existait au pays des Grands Song, une école authentique qui transmet le sceau de l’esprit du bouddha, tu dois surtout te rendre sur le continent et les interroger.»
Une autre biographie, antérieure à la Chronique de Kenzei, possède une version plus ramassée :
Il étudia la grande affaire du bouddhisme et le grand filet des enseignements. Il connut un profond désarroi à propos de ces principes qui existent dans les deux traditions exotérique et ésotérique : le corps de dharma originel et le corps de nature propre naturel. S’ils sont depuis toujours corps de dharma et nature de dharma, pourquoi tous les bouddhas doivent-ils se résoudre [à l’éveil] et pratiquer ? (Eiheiji sanso gyōgoki)
Dans les traditions doctrinales, un bouddha possèdent trois corps nommés de dharma, de jouissance et d’apparition. Le corps de dharma est éternel et non contingent, le corps d’apparition est l’incarnation existentielle où il enseigne aux êtres. Le corps de jouissance est une dimension intermédiaire. Mais la question de Dōgen est plus large encore et s’inscrit dans les débats de son époque sur l’éveil foncier et l’éveil acquis.
Le jeune Dōgen se serait ouvert au recteur monacal du Miiedera, l’un des plus grands monastères de l’époque qui lui aurait conseillé de se tourner vers «l’école authentique qui transmet le sceau», autrement dit la tradition zen. Quelle que soit la véracité de ces paroles, Dōgen entre alors au Kenninji, le monastère fondé par Eisai et où il va s’initier à l’enseignement du zen.
À bien chercher 原夫 La question est tout entière jetée dans ces deux premiers mots, lus en japonais tazunuru ni sore, soit «à remonter à l’origine, ceci». Le chinois utilise des tournures pour marquer le début d’un texte. Le plus souvent, on utilise, on utilise le pronom 夫 que les Japonais lisent sore, «ceci». La tournure choisie par Dōgen est rarissime en chinois. Le premier caractère, 原 gen, signifie «la source» ou comme verbe tazunuru «chercher, s’enquérir, remonter à la source». Le second, 夫 fū, dans son premier sens, signifie «l’homme (avec la connotation d’activité ou de travail)». Le redoublement des mots sert évidemment au rythme. Comme formule introductive, elle ne devrait pas être traduite, mais les mots, eux, ne sont pas totalement vides. Ils peuvent être lus comme deux termes opposés : «l’origine» (le principe du non-agir) et «l’homme» (dans sa dimension agissante). La question revient : Si l’on pratique et qu’on obtient l’éveil, cela ne signifie-t-il pas qu’il était déjà là ? S’il est déjà là, à quoi bon pratiquer ? Mais sans pratiquer, comment l’obtenir ? Les questions sont circulaires.
Les autres termes font écho aux deux premiers caractères de la phrase. 道本 dōhon/dō moto («la voie fondamentalement») et 宗乘 shūjō («le véhicule du principe») renvoient à 原 gen. Les trois caractères 本 l’origine, 宗, le principe, 原 la source, sont en chinois de parfaits synonymes. 修證 shushō («l’exercice et la preuve») et 功夫 kufū («des efforts à pratiquer») renvoient à fū 夫. 修 shu est « l’exercice à cultiver », 功 ku, « le travail, l’effort ». Les antithèses et les interrogations renforcent et rendent signifiante l’opposition implicite de ces deux mots inauguraux.
La voie fondamentalement pénètre tout 道本圓通 ou plus littéralement encore «le dao, dès son origine, compénètre la totalité.» 道, le dao, est «la voie, le chemin, la méthode». Dans un contexte bouddhiste, le terme sert à traduire bodhi, l’éveil.
Le véhicule du principe est toute liberté 宗乘自在. 宗乘 shūjō, «le véhicule du principe», désigne l’école zen par opposition aux autres écoles bouddhistes qui sont qualifiées de 教乘 kyōjō, «le véhicule des enseignements». 自在 jizai est un synonyme de 圓通 enzū et désigne la pleine capacité des bouddhas qu’aucun obstacle n’entrave.
La lecture 道本圓通す dō moto enzu, lit. «la voie, fondamentalement, pénètre tout» est devenue la lecture classique de l’école sōtō. Le caractère 本 est ici lu comme un adverbe, «fondamentalement, originellement». Cette lecture qui s’est imposée apparaît dans la version imprimée du Eihei gen zenji goroku (selon un mode traditionnel, des syllabes phonétiques sont notées en marge du texte chinois afin de permettre au lecteur japonais de lire le texte, mais aussi de lever les indécisions du chinois). Le Recueil étendu d’Eihei [Dōgen] (Eihei Kōroku) publié en 1598 propose une autre lecture. Dans cette édition, les deux caractères sont liés comme deux substantifs et sont compris comme «le fondement de la voie». Cette dernière lecture est plus conforme au rythme de la phrase et à l’effet d’appariement entre les deux expressions «le fondement de la voie» et «le véhicule du principe».
Et pourtant il faudrait dépenser des efforts à pratiquer 費功夫 ou dépendre de l’exercice et de la preuve 假修證.
功夫 kufū, « les efforts». Dans les textes de l’école zen, le terme désigne la pratique au seul général et la méditation en particulier. Dans l’école rinzai, il désigne spécifiquement le «travail» sur les kōan, l’effort que place le méditant à percer la signification des dialogues zen.
修證 shushō, «l’exercice et la preuve». 修 shu «l’exercice», a le sens «d’entraînement constant, d’exercice progressif» ; le terme évoque la régularité et le soin. 證 shō est «l’attestation, le témoignage». Les termes sont associés dans les textes bouddhistes 修 shu comme la cause ou le moyen, 證 shō comme le fruit ou le résultat. 修 shu, c’est la pratique en tant que moyen, 證 shō, la réalisation en tant que but.
Tout au long de son œuvre, Dōgen revient à de nombreuses reprises sur un dialogue entre le sixième patriarche et Nangaku Ejō, l’un de ses plus fameux disciples :
Le maître de méditation Daie du mont Nangaku se rendit auprès du sixième patriarche. Le patriarche lui demanda : «D’où viens-tu ?» Le maître : «Je viens de chez le maître national An du mont Sū.» Le patriarche : «Qu’est-ce qui vient ainsi ?» Le maître ne sut que répondre. Il suivit [le sixième patriarche] pendant huit ans quand il saisit ce qu’il avait dit. Il s’adressa alors au patriarche : «J’ai compris. Au début, lorsque je suis venu, vous m’avez reçu en me disant «qu’est-ce qui vient ainsi ?»» Le patriarche lui demanda : «Qu’as-tu compris ?» Le maître : «Si on explique quelque chose, on le rate.» Le patriarche : «Dépends-tu de l’exercice et de la preuve ?» Le maître : «Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’exercice ou de preuve, [mais] les souiller est impossible. Le patriarche : «Tous les bouddhas n’ont fait qu’observer cette non-souillure, de même toi, de même moi et de même tous les patriarches de l’Inde.» (Shinji Shōbōgenzō, cas 101.)
Méditant longuement cet échange, Dōgen renverse la perspective habituelle. Généralement, la méditation est comprise comme une pratique qui permet de s’éveiller et qui donc la précède. Mais pour lui, seuls les Éveillés pratiquent. Leur assiduité (shu) en est la preuve (shō). Il reviendra à de nombreuses reprises sur ce point essentiel en employant ensemble les deux mots comme une seule expression shushō, «l’exercice [en tant que] preuve».
Dans l’un de ses sermons en chinois, il écrit :
«Il y a la pratique, l’enseignement et la réalisation. Cette pratique est la persévérance [dans] la méditation assise. Il est de règle que cette pratique ne soit pas délaissée une fois le bouddha atteint, car elle est pratiquée par un bouddha. L’enseignement et la réalisation doivent être examinés de la même façon. Cette méditation assise a été transmise de bouddha en bouddha, elle a été directement pointée par tous les patriarches qui en sont les seuls héritiers. Même si d’autres qu’eux entendent son nom, leur méditation assise ne peut rivaliser avec celle des bouddhas et des patriarches. Car les [autres] écoles font de l’attente de l’éveil le principe de leur méditation. Que c’est comme par exemple de prendre un radeau pour traverser un grand océan, ils disent qu’une fois l’océan traversé il faut abandonner le bateau. La méditation assise des bouddhas et et des patriarches qui est la nôtre n’est pas ainsi et c’est la pratique du bouddha. L’égalité et l’unité de l’essence, de l’explication et de la pratique forment l’armature de la maison du bouddha. L’essence est la réalisation, l’exposition est l’enseignement, la pratique est l’exercice. Jusqu’à présent, leur étude s’est conservée de concert.» (Eihei Kōroku, VIII-11)
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