L’harmonie, wa 和, est une valeur suprême au Japon. D’ailleurs, wa 和, « japonais », est transcrit avec ce même caractère. On parle ainsi de washitsu 和室, « une chambre à la Japonaise » (c’est-à-dire avec des tatamis), de waka 和歌, « les poèmes japonais » et de washoku 和食, « la nourriture japonaise ». Les Japonais n’aiment guère dire non, car un non trop direct briserait l’harmonie des relations. Il faut donc savoir décoder leurs paroles ce qui, pour un Occidental habitué aux réponses binaires, est souvent difficile.

Et pourtant l’histoire a gardé la mémoire d’un non tonitruant. Le récit met aux prises Kanshū Taisatsu 観州泰察 (1556-1641), un maître important de l’école sōtō et un ancêtre du grand Niwa Rempō. Il fut notamment l’abbé du monastère de Sōjiji, le siège de l’école, en 1617-1618. On dit qu’il avait un caractère trempé et qu’il mourut assis en méditation.

tablette mémorielle de Kanshū Taisatsu

La tablette mémorielle de Kanshū Taisatsu (temple de Shinju’in)

Taisatsu fut le dixième abbé du temple de Shinju’in, un temple dépendant de Tōkei’in, mais également l’abbé du temple d’Eimeiji dans l’ancienne province de Shinano (aujourd’hui la préfecture de Nagano). Eimeiji était un temple mémorial (bodaiji) [notice Wikipédia] dédié à la mémoire de la puissante famille des guerriers Suwa. Pendant les guerres civiles de la fin du XVIe siècle, l’ensemble du clan Suwa fut défait et son chef fut contraint de se suicider par éventration (seppuku). Par la suite, son cousin Suwa Yoritada, se rallia au futur Tokugawa Ieyasu. Après la victoire définitive de Tokugawa et son installation comme généralissime (shōgun), Yoritada fut finalement autorisé à regagner les terres de sa famille. Il se retira alors dans un ermitage près du temple d’Eimeiji. Il mourut en 1605 et ses cendres furent déposées dans ce même temple. Son fils Suwa Yorimizu prit alors la tête du clan.

Pour des raisons qui restent obscures, les relations entre Yorimizu et Taisatsu étaient difficiles. Un jour (on était en l’an 1630), dame Kamehine, la fille de Yorimizu, écrivit une lettre à son père pour le convier à des festivités. Elle donna la missive à un fantassin, mais dès qu’il fut sorti de la maisonnée, ce dernier fut pris à parti par des valets d’armes, la lettre roula dans le ruisseau, et ne put évidemment être délivrée au seigneur. Ayant appris toute l’histoire, Yorimizu voulut punir le fautif, l’occire donc (en ce temps-là, on ne badinait pas), mais le fantassin était parti se réfugier au temple d’Eimeiji. Yorimizu arriva sur son cheval au temple, il interpella Taisatsu, qu’il lui livre le coupable. Mais Kanshū répondit simplement : « Non ! »

On ne dit jamais non, surtout à son seigneur. Furieux, Yorimizu fit alors déplacer la tombe de ses parents puis incendia le temple dont il ne reste plus rien aujourd’hui. L’histoire ne dit pas ce que devint le fantassin. Kanshū, lui, retourna dans son temple de Shinju’in dans la province de Suruga (aujourd’hui la préfecture de Shizuoka), et ne revint jamais dans la province de Shinano. L’anecdote est relatée dans plusieurs documents anciens, avec de légères variations, et dans l’ouvrage moderne Raigakuji monogatari (« Les dits du temple de Raigakuji »).

Voici quelques années, une stèle a été érigée à l’emplacement du temple disparu d’Eimeiji, près de l’actuel temple de Raigakuji (photographie ci-dessous). Pour se souvenir du « non » de Taisatsu ?

stèle d'Eimeiji