Le soja, perturbateur endocrinien ?

Au Refuge du Plessis, nous nous engageons pour une alimentation respectueuse de la Terre, des animaux, du corps, mais aussi des consciences. Nous ne consommons aucun produit d’origine animale, mais plutôt des légumineuses, sources de protéines végétales, notamment le soja sous forme de pain de tofu ou de lait de soja.

La diffusion, il y a quelques mois sur France 5 du documentaire de Julie Lotz, Soja, la grande invasion, nous a nécessairement interpellé. À écouter l’interview du professeure Catherine Bennetau-Pellisero (Université de Bordeaux, Inserm), nous nous empoisonnerions quotidiennement. Le soja contient en effet des isoflavones, des molécules naturelles du groupe des phyto-oestrogènes qui modulent l’action des oestrogènes. D’emblée, la chercheuse présente les isoflavones comme des «perturbateurs endocriniens», un terme qui ne fait pas l’objet d’une définition unanime mais qui désigne généralement des substances aux effets extrêmement nocifs pour l’organisme (provoquant des cancers) ou pour les descendants. Le terme est surtout chargé d’un effet émotionnel puissant. Catherine Bennetau-Pellisero ne mentionne aucun impact positif de l’intégration du soja dans l’alimentation humaine, elle souligne simplement deux effets négatifs, l’un sur le cycle menstruel, l’autre sur la qualité du sperme.

Dans le documentaire, la journaliste mène une expérience auprès de huit femmes, à l’invitation de la chercheuse, précise-t-elle. Elles boivent toutes un litre de lait de soja une semaine avant la date attendue de leurs règles. Quatre d’entre elles notent des troubles ou des modifications du cycle. Rien ne permet de savoir si l’expérience est menée dans un cadre valide du point de vue scientifique. Apparemment oui, puisque la chercheuse en accepte les résultats et les commente. Les troubles s’expliqueraient par une brusque «surcharge d’oestrogènes».

Le sujet vaut donc qu’on s’y attarde. Et en effet, l’action complexe et diversifiée des isoflavones reste toujours discutée dans la communauté scientifique internationale. Nul ne conteste des effets qui vaut parfois au soja d’être considéré comme un alicament (un aliment actif sur la santé). Mais pour les uns, les phyto-oestrogènes du soja seraient des régulateurs hormonaux aux effets bénéfiques, alors que pour d’autres, ils seraient des perturbateurs endocriniens aux effets délétères. Le lobbying des industriels accentue l’opposition et les débats où se mêlent scientifiques et acteurs des filières agricoles sont loin d’être toujours neutres et dépassionnés.

Dans ce contexte, le rapport, déjà ancien, de l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments (AFSSA) intitulé « Sécurité et bénéfices des phyto-estrogènes apportés par l’alimentation – Recommandations » (mars 2005, en ligne) se montrait prudent et recommandait de ne pas dépasser, pour un adulte, un taux de 1 mg par kilo de poids corporel par jour. La teneur en phyto-oestrogènes des produits dérivés du soja est extrêmement variable et dépend notamment de la variété et des conditions de culture du soja lui-même. Selon ce même rapport de l’AFFSA : «on estime que un verre de tonyu [lait de soja] (150 ml) apporte entre 0,30 et 33 mg/j d’isoflavones (en moyenne environ 10 mg), et 1 dessert au soja (portion de 125 g), entre 8 et 76 mg d’isoflavones (en moyenne environ 44 mg/j).» (p. 67)

« Soja, la grande invasion », le documentaire (51 minutes).

Les travaux de Catherine Bennetau-Pellisero

En France, la professeure Bennetau-Pellisero s’est notamment spécialisée dans la recherche sur les phyto-oestrogènes, participant à l’élaboration de ce rapport. Celle-ci est régulièrement critiquée pour ses liens supposés ou réels avec l’industrie laitière (elle aurait été membre de l’Institut Danone). Le discours oral et la vulgarisation supposent toujours des raccourcis. Il convient donc d’explorer ses publications qui sont assez nombreuses. Elles sont relativement équilibrées comme tous les articles publiés dans les revues scientifiques. Elle y détaille les bénéfices et les risques de la consommation du soja, aux effets très variables, et aux évaluations complexes, même si effectivement, elle se montre explicitement ou implicitement réservée sur la consommation de soja.

Dans son article «Phyto-oestrogènes et santé: Bénéfices et inconvénients» (Lettre scientifique de l’Institut Français pour la Nutrition, n°143, avril 2010, en ligne), elle plaide pour une alimentation diversifiée qui l’intègrerait de façon modérée : «Un peu tous les jours est bon pour la santé» (p. 11). Seules restrictions : il devrait cependant être exclu de l’alimentation des nourrissons avant la diversification alimentaire et des femmes ménopausées n’ayant jamais pris de soja de façon modérée et régulière et présentant des antécédents personnels ou familiaux de cancer du sein ou étant traitées pour un cancer du sein.

Un article plus récent de 2016, «Risks and benefits of phytoestrogens: Where are we now ?» («Risques et bénéfices des phytoestrogènes. Où en sommes-nous maintenant ?», Current Opinion in Clinical Nutrition and Metabolic Care, 19(6), 2016, en ligne), est encore assez mesuré. Catherine Bennetau-Pellisero n’alerte que sur les valeurs élevées d’isoflavones présentes dans les produits industriels transformés dérivés du soja et susceptibles d’interférer dans le métabolisme. Elle plaide en faveur de la consommation de formes traditionnelles asiatiques, tofu, miso et autres, qui ne présentent pas les mêmes taux, voire de développer de nouveaux procédés de fabrications, les méthodes industrielles actuelles n’utilisant pas les modes ancestraux de trempage et de cuisson qui éliminent une grande partie des isoflavones : «Several studies have shown either the beneficial or adverse effects of soy isoflavones. To counter the adverse effects of isoflavones, it would seem reasonable to return to traditional Asian exposure levels, while using food-supplements to favor the positive health effects of isoflavones.» (p. 481, «Plusieurs études ont montré soit des effets positifs soit des effets négatifs aux isoflavones du soja. Pour atténuer les effets indésirables, il semblerait raisonnable de revenir aux anciens niveaux d’exposition asiatiques tout en consommant des compléments alimentaires afin de favoriser les effets positifs sur la santé des isoflavones.»). Le résumé en tête de l’article étonne cependant… car il ne le résume en rien. Il tient en une phrase choc : «Phytoestrogens should be considered as modern endocrine disruptors and studied as such.» («Les phyotoestrogènes doivent êtres considérés comme de nouveaux perturbateurs endocriniens et étudiés en tant que tels.»).

La phrase se retrouve presque mot pour mot dans la conclusion d’un autre article de 2016 qu’elle cosigne sur la même thématique, «Removing isoflavones from modern soyfood: Why and how?» («L’élimination des isoflavones dans les nouveaux aliments à base de soja : Pourquoi et comment ?» Food chemistry, Volume 210, 2016, en ligne) : «Soy isoflavones are the most potent and prevalent xenoestrogens in the modern consumers’ environment. They can aggravate the thyroid status of hypothyroid patients. Equally, the current isoflavone exposure is most probably a recent one. Therefore, soybean should be considered as a modern source of endocrine disruptors, and studied as such.» («Les isoflavones du soja sont les plus puissants et les plus courants des xénoestrogènes dans l’environnement des consommateurs d’aujourd’hui. Ils peuvent aggraver l’état de la fonction thyroïdienne en cas d’hypothyroïdie. De même, l’exposition actuelle aux isoflavones est vraisemblablement récente. Dès lors, le haricot de soja doit être considéré comme une source nouvelle de perturbateurs endocriniens et étudié en tant que tel.»). Et pourtant, là encore, le ton alarmiste ne reflète pas vraiment le contenu de l’article.

Ces formulations ont attiré l’attention d’autres chercheurs auxquels Catherine Bennetau-Pellisero a répondu dans un nouvel article publié en 2017, «Positive or negative effects of isoflavones: Toward the end of a controversy» («Les effets positifs ou négatifs des isoflavones. Vers la fin de la controverse», Food Chemistry, Volume 225, 2017, en ligne, accès payant), un article dense où elle reprend l’ensemble des études existantes sur les effets supposés négatifs des isoflavones : sur le cancer du sein déclaré (toujours discutés), sur le cycle menstruel (trois études mentionnant un léger allongement du cycle ou des cas de saignements anormaux chez des femmes prenant la pilule contraceptive), sur le cancer de l’endomètre (non avérés), sur l’alimentation des nourrissons (toujours discutés, pas d’études probantes), sur la production de spermatozoïdes (non-corroborés), sur la fertilité (toujours discutés, pas d’études probantes), sur la thyroïde (les effets négatifs n’ont pu être mis en évidence que sur les cas d’hypothyroïdie). Contre toute attente, alors que les effets négatifs restent mineurs et/ou discutés, elle conclut néanmoins : «Modern industrial processes, rather than traditional recipes, tend to preserve isoflavones in legumes. Some isoflavones are potent estrogens, and can be useful in several human health issues. However, since environmental estrogens are also considered to be endocrine disruptors, isoflavones should be strictly reserved for specific applications, and removed as much as possible from the diet of the general population.» (p. 299, «À la différence des modes de fabrication traditionnels, les procédés industriels modernes, ont tendance à conserver les isoflavones dans les légumineuses. Certaines isoflavones sont des oestrogènes efficaces qui peuvent s’avérer utiles dans certaines problématiques de santé humaine. Mais comme les oestrogènes environnementaux sont également considérés comme des perturbateurs endocriniens, les isoflavones devraient être strictement limitées à des applications spécifiques et écartées autant que possible du régime alimentaire du grand public.»).

Pour revenir au documentaire lui-même, la chercheuse fait état de perturbations sur le cycle menstruel et d’une diminution de la qualité du sperme, pourtant son propre article de 2017 ne relève dans les études internationales que peu d’effets sur le cycle sinon un léger allongement ; de son propre aveu, les études actuelles sur l’influence des isoflavones sur une possible diminution du nombre de spermatozoïdes ou sur la fertilité ne sont pas probantes (p. 294). Il resterait donc à discuter l’expérience menée par la journaliste auprès de ces huit femmes.

En conclusion

Que retenir au final de la lecture des articles scientifiques de Catherine Bennetau-Pellisero : Ses conclusions ou sa récente interview dans le documentaire « Soja, la grande invasion » sont en décalage évident avec ses propres travaux ; oui, il existe des effets négatifs et positifs aux isoflavones du soja, les uns supposés, les autres réels, qui font toujours l’objet de discussions ; définir des teneurs acceptables est un débat très délicat ; il vaut mieux consommer des produits fabriqués selon des procédés naturels, le tofu, le miso, etc., qui éliminent une grande partie des isoflavones et éviter les produits industriels à base de soja. Ses conclusions alarmistes ou ses recommandations sur les produits industriels sont peut être dictées par ses liens avec l’industrie laitière, mais honnêtement une personne qui souhaiterait respecter la Terre, les animaux, le corps et les consciences, a-t-il réellement envie de consommer au long cours des produits qui intègrent aussi une multitude de conservateurs et d’exhausteurs de goût, le tout sous emballage plastique ?

Les mains jointes, Jiun

Vous pouvez poster vos commentaires ci-dessous ou encore échanger dans le groupe Facebook Cuisine zen dédié à l’apprentissage de la shojine (suivre le lien, une simple inscription suffit).