Le terme shōjin ryōri est particulièrement difficile à rendre en français : « la cuisine bouddhiste », « la cuisine zen », « la cuisine des temples » sont quelques-unes des traductions proposées, mais elles ne retiennent pas toutes les connotations attachées et je préfère utiliser la francisation du terme japonais : la shojine.

À l’origine, un terme bouddhiste : shōjin, «l’énergie»

Shōjin 精進 est un terme du vocabulaire bouddhiste, c’est «l’énergie, la vigueur, la persévérance», la quatrième des six vertus (skt. pāramitā) des bodhisattvas, les disciples du Bouddha engagés dans le chemin de l’amour et de la compassion. Ces six vertus sont : 1) la générosité ; 2) la discipline ; 3) la patience ; 4) l’énergie ; 5) la concentration ; 6) l’intelligence.

Le triple monde est en feu et brûle, / Pareil à une grande flamme. / L’homme sage et décidé / Peut arriver à s’en échapper.
C’est pourquoi le Bouddha a enseigné / À Ānanda l’énergie correcte. / Ainsi évitant la paresse, / On arrive tout droit à l’état de Bouddha.
En creusant la terre d’un effort opiniâtre, / On parvient à la source ; / Il en va de même avec l’énergie : / Si on ne cherche pas, on ne trouve pas.
Celui qui pratique la loi du chemin / Avec une énergie sans relâchement, / Obtiendra certainement un fruit immense ; / Sa récompense ne fera pas défaut.
Le Traité de la grande vertu de sagesse, traduction Étienne Lamotte, tome II, Louvain, 1949, p. 934.

Le terme évolue au Japon : shōjin, « l’abstinence »

Au Japon et dès l’époque Heian, le mot, prononcé également sōjin ou sōji, prend un autre sens dans le langage commun ; il désigne l’abstinence de viande, de poisson, d’alcool et de rapports sexuels les jours ou les temps de purification rituelle. L’un des récits compilés dans les Histoires qui sont maintenant du passé (Konjaku monogatari shū 今昔物語集, XIe siècle) commence ainsi : «C’est maintenant du passé. Un homme du district de Kuze dans la province de Yamashiro avait une fille. Depuis l’âge de sept ans, elle étudiait et récitait le chapitre de Kannon [du Sūtra du lotus]. Tous les 18 du mois, elle pratiquait l’abstinence / le jeûne (shōjin) et invoquait Kannon.» 今昔、山城の国久世の郡に住ける人の娘、年七歳より観音品を受け習て読誦しけり。月毎の十八日には精進にして、観音を念じ奉けり。(Histoires qui sont maintenant du passé. XVI, 16).

Le pèlerinage des fidèles débute par le shōjin iri 精進入り, «l’entrée dans le jeûne», il se clôt par le shōjin otoshi 精進落し, «la rupture du jeûne» puisque le pèlerinage s’accompagne nécessairement de ces pratiques d’abstinence.

Le terme de sōjimono 精進物, «les ingrédients maigres», apparaît dans les ouvrages littéraires de l’époque, pour désigner spécifiquement la nourriture non-carnée, légumes et plantes marines, prise en ces occasions, par exemple dans le célèbre Journal de Tosa (Tosa nikki 土佐日記), composé dans la première moitié du Xe siècle : «Le quatorze, il pleut depuis l’aube et nous mouillons au même endroit. Le maître du bateau observe un jour d’abstinence, mais faute d’ingrédients maigres (sōjimono), il rompt son jeûne une fois la mi-journée passée avec une daurade pêchée la veille par le pilote qu’il échange contre du riz, n’ayant pas de pièces de monnaie.» (十四日、暁より雨降れば、同所に泊れり。舟君、節忌す。精進物なければ、午時より後に舵取、昨日釣りたりし鯛に、銭なければ、米を取り掛けて、落ちられぬ。) (Journal de Tosa).

Pour désigner les préparations culinaires : shōjin ryōri, « la cuisine maigre »

Au début de l’époque Edo (XVIIe siècle), un nouvel art culinaire se développe parmi les fidèles des temples bouddhistes. Les repas servis lors des banquets ou des fêtes religieuses sont bien sûr végétariens. Des recettes sont consignées, un premier livre est publié en 1697. Ces ouvrages sont rédigés par des laïcs et s’adressent aux laïcs soucieux de pratiquer les abstinences lors des fêtes rituelles alors qu’ils consomment viande et poisson au quotidien. Le terme de shōjin 精進 est alors accolé à celui de ryōri 料理 (en japonais ryōri désigne la préparation, autant que le résultat, le plat) pour former ce couplet, shōjin ryōri 精進料理, littéralement «la cuisine maigre».

L’expression véhicule toujours les idées de purification, d’abstinence et de pratique religieuse. Il ne s’agit pas simplement de végétarisme. Le néologisme saishoku 菜食, lit. «l’alimentation végétale», s’est d’ailleurs imposé au XIXe siècle pour traduire l’anglais vegetarianism comme mode d’alimentation. Il s’oppose à nikushoku 肉食, lit. «l’alimentation carnée» ; les termes sont neutres. En japonais, il existe par contre une opposition terme à terme entre les expressions shōjin ryōri 精進料理, «la cuisine maigre» et namagusa ryōri 生臭料理, «la cuisine à l’odeur du sang», autrement dit celle de la viande et du poisson ; les termes s’opposent comme le pur et l’impur. À l’époque Edo, les moines qui mangeaient de la viande étaient surnommés les namagusa bōzu 生臭坊主, «les bonzes répugnants », ou plus littéralement « les bonzes qui puent la mort».

Le terme n’est repris que très tardivement par les moines

Jusqu’à cette époque, le terme de shōjin ne désigne ni la cuisine ni le régime ordinaire des moines. En 1714, Mujaku Dōchū, un célèbre moine zen aux talents encyclopédiques, publie un grand dictionnaire des termes utilisés dans la tradition zen, les Explications sur les images et les ustensiles des monastères zen (Zenrin shōki sen 禅林象器箋). Un chapitre est dédié aux plats et aux boissons. Le terme de shōjin qui n’appartient pas au vocabulaire alimentaire des moines n’est nullement mentionné.

Les moines, tout particulièrement dans la tradition zen sōtō, ne se réapproprieront le terme qu’au XXe siècle avec une nouvelle conscience que la pratique de la cuisine pouvait devenir un chemin d’éveil. L’idée d’abstinence, de purification, de privation s’efface progressivement : il ne s’agit plus tant d’une cuisine maigre (pour des temps particuliers) que d’une cuisine de l’éveil (pour le quotidien). L’école sōtō a préservé les deux livres du maître zen Dōgen (1200-1253) autour de l’alimentation, ses Règles pour le petit déjeuner et le déjeuner (赴粥飯法 Fushukuhampō) et ses Instructions au cuisinier (典座教訓 Tenzo kyōkun). Dōgen parle d’attitudes, de délicatesse, d’attention et de simplicité ; le cuisinier développe trois états mentaux : la largesse, l’allégresse, la gentillesse. Dans cette perspective, manger, faire à manger ne se réduisent pas à des règles ou des techniques, ce sont les dignes activités des bouddhas. À la toute fin du XIXe et au début du XXe siècle, des moines de l’école sōtō élaborent ainsi une synthèse entre la cuisine traditionnelle des temples, pratiquée uniformément dans toutes les écoles bouddhistes au Japon, et la pensée de Dōgen. La shojine, telle que nous la connaissons maintenant, n’apparaît donc que très récemment. Cette approche est reprise par les autres écoles bouddhistes après-guerre : The Heart of Zen Cuisine, le tout premier ouvrage publié en 1982 en anglais sur la cuisine zen, fait ainsi explicitement référence à Dōgen et aux trois états mentaux du cuisinier, pourtant l’autrice est une moniale de la tradition rinzai.

The Heart of Zen Cuisine

Otowasan Kannonji est un temple de l’école yūzū nembutsu. Ses moniales sont connues pour leur art de la shojine, notamment par les reportages de la chaîne NHK (en japonais).