Fleet Maull est un enseignant bouddhiste américain et bouddhiste engagé, ancien disciple du maître tibétain Chögyam Trungpa, successeur du maître zen Bernie Glassman. En 1985, il est condamné à une peine de trente ans de prison pour trafic de drogue. Incarcéré, il trouve cependant les ressources nécessaires pour pratiquer le dharma et soutenir les détenus. Il crée en 1985 le Réseau dharma en prison (Prison Dharma Network, aujourd’hui Prison Mindfulness Institute, actif notamment dans le domaine de la justice restaurative). Libéré en 1999, il continue son travail ; il devient alors un pratiquant de la tradition zen et reçoit la transmission de Bernie Glassman. Dans ce texte publié en 1992 dans le magazine Turning Wheel, alors qu’il est encore incarcéré, Fleet évoque son expérience et son travail en prison. Un article traduit en français précédemment publié sur le site bouddhisme-action.net en 2017 avec l’autorisation de Fleet Maull. Lire le texte original anglais dans le magazine Turning Wheel (hiver 1992), document pdf.

Il y a quelques années de cela, lors d’une conférence donnée par Bill Bothwell (un enseignant du Centre Shambhala de Los Angeles), un prisonnier remarqua que nous pourrions voir notre situation en prison comme une forme d’expérience monastique. Cette comparaison est fréquente et j’ai tendance à voir ainsi ma propre expérience en prison. J’ai donc été plutôt surpris quand Bill répondit : « C’est une belle idée – elle peut nous aider. Mais elle peut tout simplement n’être qu’une pensée de plus, un concept destiné à voiler la réalité telle qu’elle est. » Le commentaire de Bill venait d’un esprit frais qui n’avait nul besoin de rendre la situation romantique, et il « stoppa » mon esprit sur le champ.

Il peut être utile par moments de considérer la prison comme un monastère, tout particulièrement parce que cela nous aide à la considérer comme une situation de pratique totale, et comme une expérience potentiellement bénéfique. […]

Ceci dit, la prison n’a rien d’un monastère, ni de tout autre environnement conçu pour la pratique du dharma. C’est une vue fantaisiste. Le bruit et le chaos sont ses qualités les plus envahissantes, arrivent ensuite la colère et l’hostilité, et pour finir, il y a l’ennui mêlé d’anxiété et l’attitude qui consiste à rechercher la distraction, pour « tuer le temps ». Il y a aussi un sentiment d’absence d’espoir qui jette un voile mortuaire sur la population carcérale, tout particulièrement durant les longs mois d’hiver, lorsque les cours de récréation ferment de bonne heure, et qu’il y a moins de choses à faire. […]

Le bruit et le manque d’espace privé sont les plus grands obstacles à la pratique formelle de la méditation en prison. De 7 h à 11 h du matin, les espaces de vie surpeuplés de la prison baignent dans un vacarme constant. Même les moments plus calmes sont couverts par le son de la musique soft rock qui se déverse des hauts parleurs de la sono générale. Durant les soirées, les unités résidentielles prennent l’atmosphère d’un night-club, avec un peu partout des parties bruyantes de cartes et de dominos. Les halls sont pareils à des rues animées en plein samedi soir – tout le monde y traîne, hurlant et se bousculant. Il est très difficile de trouver un endroit dans tout ce chaos pour y pratiquer. Dans les grands dortoirs, on peut s’asseoir sur sa couchette dans l’obscurité, tard dans la nuit, ou tôt le matin. Mais durant la journée, ou en début de soirée, il faut être capable de supporter tout à la fois le bruit et le fait que tout le monde vous regarde.

Afin de pratiquer durant ces heures-là, j’avais l’habitude de vider l’un des placards sanitaires où l’on entrepose balais, serpillières et poubelles. Je sortais tout cela, j’installais une chaise et je pratiquais une heure ou deux espérant ne pas être dérangé. Le niveau de bruit était à peu près le même, mais le placard constituait au moins un espace défini dans lequel je pouvais pratiquer avec un peu moins de distraction. Les portes de ces placards ayant une petite vitre, les gens y jetaient un œil ; d’autres, ne voyant pas que j’avais tout sorti, se ruaient à l’intérieur pour y prendre une serpillière, se confrontant au choc de m’y trouver assis. Pendant l’été, ma cellule de méditation-placard à poubelles avait tout d’un sauna. Je pratiquais l’assise avec la sueur me coulant sur le visage, dans les yeux, partout. Quand j’y repense, il est incroyable que j’ai tenu bon. […]

Bien qu’il soit difficile de faire de la pratique formelle en prison, l’environnement peut s’avérer idéal pour une discipline continue de l’attention : la prison est un endroit sans la moindre échappatoire et d’une telle intensité, que si l’on a quelque expérience de la pratique de la pleine conscience, elle nous présente le reflet constant de notre propre état d’esprit, instant après instant.

Plutôt que le monastère, c’est le charnier du bouddhisme indien et tibétain qui constitue la meilleure métaphore de la pratique en prison. Un charnier est un cimetière où les cadavres des personnes décédées sont abandonnés à l’air libre, pour y être dévorés par les animaux charognards. Dès l’antiquité, « ces lieux hantés par les chacals, les vautours et les démons » ont été considérés par les yogis comme des endroits idéaux pour la pratique. Ils y construisaient des huttes, et se constituaient des coussins de méditation avec des piles d’os afin de méditer sur l’impermanence et de surmonter leurs peurs les plus profondes. Au fil des ans, le charnier est devenu une métaphore pour toute situation extrême de pratique, riche en obstacles. On dit que si l’on est capable de pratiquer dans des circonstances aussi difficiles, le potentiel de réalisation s’y démultiplie.

Dans cette courte vidéo, Fleet Maull parle de la vie derrière les barreaux. (Anglais, 3 m 33).

Fleet Maull et son engagement en prison
En décembre 1985, Fleet Maull est incarcéré pour trafic de drogue. Pendant les années précédant son arrestation, il reçoit de son maître tibétain Chögyam Trungpa Rinpoché une formation intensive qui lui permet de transmettre la pratique de la méditation. Peu de temps après son arrivée en prison, il suscite la création d’un groupe de méditation qu’il dirige pendant quatorze ans, et permet à des centaines de prisonniers de se former à la spiritualité contemplative, à la méditation et la pratique de la « pleine conscience ». Dans les années 1980, les aumôniers bouddhistes en prison n’existaient pas. De nombreux centres bouddhistes commençaient cependant à recevoir des lettres de prisonniers, et pour certains d’entre eux, à les faire parvenir à Fleet. Réalisant qu’il ne pouvait lui-même satisfaire à la demande grandissante de soutien qui lui parvenait, Fleet fonde en 1989 le Prison Dharma Network, qu’il dirigea de sa cellule pendant onze ans, avec l’aide de bénévoles de l’extérieur. Durant son incarcération, Fleet contribua également au lancement du premier programme d’hospice dans un établissement correctionnel, et, comme volontaire, il fut soignant pendant onze ans, au Centre médical américain pour les prisonniers de Springfield, dans le Missouri. Ce programme formait tout à la fois le personnel et des prisonniers à prodiguer avec compassion des soins palliatifs à des prisonniers en fin de vie, ainsi qu’à leur famille. En 1991, Fleet fondait également l’Association Nationale d’Hospice en Prison, afin de promouvoir ce modèle de soin dans son pays et sur le plan international. À ce jour, une vingtaine de programmes d’hospice ont été mis en place, dans des prisons d’État ou fédérales des États-Unis. Fleet a été libéré fin 1999.