Cinq règles, deux caractéristiques
Tous les ouvrages consacrés à la shojine (shōjin ryōri), la cuisine des temples bouddhistes, débutent invariablement par une explication des cinq règles fondamentales qui président à l’élaboration des repas :
- L’abstention de produits carnés ;
- l’abstention des cinq plantes à la saveur âcre ;
- la combinaison des cinq saveurs ;
- la combinaison des cinq couleurs ;
- l’utilisation des cinq modes de préparation culinaire.
Ces principes n’épuisent cependant pas les caractéristiques de cette cuisine. Car il ne s’agit pas simplement d’un art culinaire avec ses recettes et ses règles. La shojine doit être comprise, appréhendée et vécue, comme une expérience de transformation intérieure : en préparant à manger, en mangeant, une conversion s’opère ; pour les disciples du Bouddha, l’éveil est la finalité ultime. (L’éveil est compris comme l’extinction du «feu» des trois poisons, l’avidité, la haine et l’ignorance).
Comment donc s’éveiller en mangeant ? La shojine possède deux caractéristiques essentielles qui participent de ce processus d’éveil, le goût et la texture de ses préparations. Aujourd’hui, des nouvelles recherches sont menées sur l’influence du goût (et dans une moindre mesure sur celle de la texture) sur nos états émotionnels, nos pensées, notre façon même de vivre le monde. Arte a récemment diffusé un documentaire passionnant sur ce sujet, «Bien nourrir son cerveau» (diffusion du 21 septembre 2019). Qui s’essaie à la shojine est immédiatement frappé par son goût très sobre mais également par la texture, ni ferme ni collante, mais plutôt souple de ses préparations : les nombreux (faux) tofus, de courge, de sésame, de noix, etc. en sont des exemples typiques. Si dans la tradition zen, le goût fait l’objet d’un discours, on évoque la «fadeur» du repas, par contre rien n’est dit de la texture. Mais, je le crois, sans évoquer à la fois l’une et l’autre de ces caractéristiques, on manque de dire la spécificité de cette cuisine.
Reprenons tout cela un peu plus en détail.
Les cinq règles fondamentales de la shojine
L’abstention de produits carnés
Le végétarisme strict, du moins pour les moines et les moniales, est de règle dans toutes les écoles bouddhistes d’Extrême-Orient. Toutes ces écoles se réfèrent à la tradition de la Grandeur (mahāyāna ou Grand véhicule), un courant réformé né en Inde peu avant le début de l’ère chrétienne qui place l’amour et la compassion au cœur de ses instructions. Le végétarisme est dicté par l’amour des êtres ; même les petites bêtes ne sont pas mangées, elles sont protégées. En Chine, en Corée, au Japon, les moines se sont toujours définis par deux règles distinctives, le végétarisme et le célibat. Lorsqu’à la fin du XIXe siècle, le gouvernement ultra-nationaliste japonais voulut éradiquer le bouddhisme considéré comme une religion de l’étranger, il promulgua un décret s’attaquant directement à ces deux piliers fondamentaux : les moines étaient autorisés (comprendre «encouragés») à manger de la viande et à se marier. Les fidèles laïcs pratiquent, eux, le végétarisme et l’abstinence sexuelle en certaines occasions, plus particulièrement les jours dits de jeûne (en chinois zhai, en japonais sai 齋). La cuisine shojine, telle qu’est s’est développée au Japon est plus exactement végane, puisqu’aucun produit d’origine animale, œuf, lait ou beurre, n’est utilisé. Quelques moines utilisent très exceptionnellement du beurre ou du lait (comme dans la recette du gruau de Sujātā proposée par Kawaguchi Kōhan), mais il s’agit simplement pour eux de l’expérimentation de produits, disons «exotiques». (Article détaillé à venir).
L’abstention des cinq plantes à la saveur âcre
Les sūtras de la Grandeur utilisent communément une formule selon laquelle les bodhisattvas (les pratiquants de la Grandeur) «s’abstiennent de manger de la viande, de boire de l’alcool et de consommer les cinq plantes à la saveur âcre». Dans les textes indiens, les noms de ces plantes ne sont pas cités. La première identification complète se trouve dans un texte chinois tardif (Ve siècle), Le Sūtra du filet de Brahma, qui liste : la rocambole (ou l’ail, l’identification de la plante reste discutée par les chercheurs), l’ail victorial, la ciboule, la ciboulette sauvage et l’ase fétide. Les quatre premières plantes appartiennent à la famille des liliacées (anciennement les alliacées). Quant à l’ase fétide, d’une autre famille, son goût rappelle celui de l’ail. Par la suite, les listes ont variées et aujourd’hui les cuisiniers japonais n’utilisent généralement pas d’ail (ninniku), d’oignon (tamanegi), de ciboule (negi), d’ail tubéreux (nira) et d’oignon de Chine (rakkyō), toutes des plantes de la famille des liliacées. Les explications de cet interdit ne sont pas claires. Il est à remarquer que le brahmanisme, le bouddhisme et le jainïsme partagent le même tabou de l’ail. (Article détaillé à venir).
Les cinq saveurs
Dans un même repas doivent se combiner l’acide, l’amer, le sucré, le piquant et le salé. (Article détaillé à venir).
Les cinq couleurs
Dans un même repas doivent se combiner le vert, le rouge, le jaune, le blanc et le noir. (Article détaillé à venir).
Les cinq modes de préparation
On utilise cinq types de préparation ou de cuisson : les préparations crues, saumurées ou fermentées ; la cuisson à l’eau ; la cuisson sur le gril ou dans la poêle ; la friture ; la cuisson à la vapeur. (Article détaillé à venir).
Le goût et la texture influencent notre mental
Un plat a son aspect, sa texture, sa saveur et son arôme qui, combinés avec la vaisselle utilisée, avec les interactions des personnes présentes, créent une sensation à chaque fois particulière. Dans un repas, tous les sens sont mis à contribution. La contemplation d’un plat est déjà une manière de manger et d’appréhender le soin mis à le préparer. On le remarque moins, mais le goût et la texture d’un plat sollicitent également le sens du toucher (la tenue des aliments dans la cuillère, la sensation en bouche) et l’ouïe (le bruit de la mastication). L’expérience sensorielle n’est jamais neutre : des études ont montré que le phénomène de satiété, dont on pourrait croire qu’il n’est qu’un simple processus physiologique interne, est modifié par la grandeur des plats ; à quantité de nourriture égale, plus l’assiette est grande, plus la sensation de satiété est retardée. Plus récemment, de nouvelles recherches sont conduites sur l’influence du goût et de la texture sur l’état mental.
La fadeur, la sixième saveur
La cuisine shojine possède un goût très particulier, sobre et léger (tanmi 淡味), qui préserve le goût naturel des aliments. On le qualifie de fade (awai 淡い en japonais). Les épices ne sont pas ou peu utilisées, la saveur des aliments est le plus souvent simplement rehaussée par une cuisson dans un dashi, une base liquide obtenue par un simple trempage d’algues ou de champignons. Les odeurs, elles-mêmes ne sont jamais fortes. Dans un ouvrage intitulé Les instructions au cuisinier, le maître zen Dōgen (XIIIe siècle) mentionne explicitement six saveurs, citant un livre canonique indien. À l’acide, l’amer, le sucré, le piquant et le salé s’ajoute, écrit-il, la fadeur. Mais les interprétations diffèrent, s’agit-il d’une sixième saveur qui doit s’ajouter aux autres dans l’harmonisation des plats comme le laisserait entendre Dōgen, ou s’agit-il d’un goût plus global où les cinq saveurs jamais trop marquées se fondent dans une tonalité gustative très légère ? Aujourd’hui, cette seconde explication prévaut, bien que les deux interprétations ne soient pas exclusives l’une de l’autre.
Une texture plus souple que ferme
Le croquant et le croustillant qui sont si importants dans la cuisine européenne n’existent pas dans la cuisine shojine. Un repas est silencieux, jusque dans sa mastication. Bien sûr, toute règle a ses exceptions, et l’on trouve quelques aliments croquants (hagire 歯切れ) comme les célèbres takuan, ces tranches de radis blanc marinés, cependant les moines sont invités à ne pas faire de bruit en les consommant. Pour des moines zen, il serait aussi incongru de laisser tomber des miettes par terre ou sur les vêtements. La dignité et la discrétion, la délicatesse et la simplicité ordonnent les repas. Les attitudes doivent toutes exprimer un rapport doux, non-violent, non-bruyant au monde. On n’utilise que des baguettes et une cuillère, il faut donc pouvoir couper les préparations par une simple pression ; les morceaux doivent cependant rester entiers sans se morceler ou se désagréger ; ils ne doivent pas coller ni sur l’assiette ni sur les dents ; iIs doivent pouvoir aussi rester en bouche sans que le goût disparaisse immédiatement. Par exemple, le riz est cuit d’une certaine manière pour que les grains tiennent ensemble lorsqu’on les prend avec des baguettes mais qu’ils puissent ensuite se détacher doucement dans la bouche. La cuisine shojine requiert donc une élasticité assez élevée. Elle fait un emploi assez abondant de gélifiants ou d’épaississants pour éviter les consistances trop molles. Les préparations mi-liquide mi-solide, purées, sauces pâteuses ou granuleuses sont également évitées.
La shojine, cuisine de l’éveil
La préparation est simple et l’esprit est simple ; la mastication est silencieuse et l’esprit est silencieux ; le tofu est souple et l’esprit est souple. Ce ne sont pas que des figures de style. Si vous mangez shojine chaque jour, votre existence, votre rapport au monde se modifient en profondeur. Évidemment, il y a une congruence entre le choix des aliments (préférer une alimentation carnée ou une alimentation végétarienne dit déjà beaucoup sur notre façon de considérer l’existence, le monde et les êtres qui l’habitent), le développement d’attitudes de respect et d’attention et cette recherche d’un goût sobre et d’une texture souple. Tout concourt à cette conversion intérieure. Comme le récitent les moines au début de chaque repas : «La première bouchée, pour trancher les mauvaises actions ; la seconde bouchée, pour pratiquer les bonnes actions ; la troisième bouchée, pour sauver tous les êtres.»
Voir ou revoir le documentaire Bien nourrir son cerveau (52 mn, Arte, 2019)
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