Les origines de la shojine
La cuisine shojine (shōjin ryōri 精進料理), la cuisine des temples bouddhistes telle que nous la connaissons aujourd’hui, s’est élaborée au Japon à l’ère Edo (XVIIe-XIXe siècle), une époque de grands bouleversements sociaux et culturels dans ce pays. Certes, les textes du Moyen-Âge mentionnent déjà des règles concernant l’alimentation des moines, ne pas consommer de produit carné, ne pas absorber plus des deux-tiers de sa capacité stomacale par exemple, mais aucun art culinaire ne s’était véritablement développé. Un art culinaire suppose une sensibilité gustative, une attention à l’arrangement des plats, le choix de produits ainsi qu’un savoir qui se transmet.
Au début de l’ère Edo, de nouvelles formes de cuisine apparaissent, raffinées et d’apparat. Les contacts avec les Portugais et les Chinois installés dans la région de Nagasaki avaient suscité un grand intérêt, leurs pratiques culinaires attisant aussi la curiosité. Des techniques comme la friture, des légumes et des produits venus du continent ou d’ailleurs commencent à se propager. Un moine chinois de renom, Ingen Ryūki (Yǐnyuán Lóngqí, 1592-1673), le fondateur de l’école zen Ōbaku au Japon, aurait, dit-on, introduit un certain nombre de légumes et de préparations : les haricots, le bambou géant qui donne les fameuses pousses de bambou, la pastèque, les racines de lotus ou l’agar-agar (une préparation gélifiante à base d’algues). Les haricots portent d’ailleurs son nom, ingen mame 隠元豆, «les haricots d’Ingen» en japonais. Ces nouveaux aliments furent plus sûrement importés par les communautés chinoises établies à Nagasaki.
Ingen Ryūki
Les moines de cette école Ōbaku, immigrés au Japon, font découvrir leur cuisine végétarienne lors de grands banquets. La cuisine shojine naît dans ce contexte, d’abord comme une cuisine de banquets. À l’occasion de cérémonies ou de certaines célébrations, les temples servent des repas végétariens savamment ordonnés aux fidèles et aux invités. Cette façon de préparer et d’arranger des plats maigres, autrement dit sans viande ni poisson, dans le respect des enseignements du Bouddha est vite adoptée par la population. Le terme de shōjin qui a le sens de «maigre» en japonais est accolé à celui de ryōri, «la cuisine». Une nouvelle cuisine naît, un savoir se constitue. Un tout premier livre de recettes est publié en 1697. Il s’intitule Notes sur les cuisines maigres japonaise et chinoise (wakan shōjin ryōri shō 和漢精進料理抄).
L’arrangement des plats
Dans sa forme la plus simple, les menus se composent d’un bol de riz, d’une soupe et de trois accompagnements auxquels on adjoint des légumes préparés en saumure. Pour des occasions spéciales, ils peuvent être de sept plats ou plus (le nombre est toujours impair). À cette époque Edo, on élabore des menus de prestige. Ainsi trois plateaux peuvent être servis aux convives : cinq plats sur le plateau principal, trois sur le second, un sur le troisième. Un certain raffinement esthétique, épuré, préside à la composition du repas. Le cuisinier évite la symétrie et les formes géométriques. Chaque met appelle son support (un bol, une assiette rectangulaire ou un récipient d’une autre forme). Les éléments qui composent un même plat sont disposés pour que les uns soient plus proches de l’œil, les autres plus éloignés, etc. Les hôtelleries des temples servent toujours ce type de menus aux visiteurs.
Un exemple de menu servi dans l’hôtellerie du Fukuchiin sur le mont Koya (DR).
L’ordinaire des temples
Ce genre de cuisine fort élaborée est cependant réservée à des moments particuliers. La shojine n’est pas une cuisine de l’excès et la sobriété est plutôt de rigueur. Les couleurs et les saveurs qui s’accordent entre elles, le goût naturel des aliments, tout concourt à créer un sentiment de simplicité et d’appréciation de la vie, mais l’on ne saurait parler de plaisir de la table. En contemplant la nourriture, chacun est invité à cultiver la gratitude, l’humilité et le contentement ; le repas doit être l’occasion de révéler et d’approfondir ces qualités, en pensée et dans les gestes, attentifs et délicats, jusque dans le mouvement des muscles de la bouche qui mastique et déglutit. Se nourrir est vécu comme une pratique mentale et corporelle.
Dans l’ordinaire de la vie des temples de la tradition zen, les repas sont plutôt sobres et frugaux. Les moines mangent trois fois par jour :
- Un gruau de riz au petit-déjeuner ;
- un déjeuner plus complet ;
- une collation le soir.
La terminologie varient selon les écoles : shōjiki (école zen sōtō) ou shukuza (école zen rinzai) pour le petit-déjeuner, chūjiki (école sōtō) ou saiza (école rinzai) pour le déjeuner. Le repas du soir porte le nom de yakuseki, littéralement «le traitement médical». En Inde, les moines bouddhistes ne mangeaient que deux fois par jour, on servait cependant dans les monastères chinois une collation à titre «médical». Cet usage s’est perpétué au Japon jusqu’à nos jours. On cuisine plutôt les restes et l’on ne récite pas de textes liturgiques lors de ce troisième repas.
Dans la tradition zen sōtō :
- Le petit-déjeuner se compose traditionnellement d’un gruau de riz (du riz cuit dans une grande quantité d’eau), de légumes en saumure, ainsi que du sel au sésame servi à part.
- Le déjeuner se compose de riz, d’une soupe, de deux accompagnements, habituellement des légumes cuits à l’eau ou dans un bouillon et des légumes grillés ou poêlés, et des légumes en saumure.
- La collation se compose de riz, d’une soupe, d’un seul accompagnement de légumes et de légumes en saumure.
Le rituel des repas dans un temple de l’école zen sōtō (43 mn).
Une cuisine pour aujourd’hui
La shojine se pense, se vit comme un pratique de vie. Vous pouvez à votre tour l’expérimenter dans les trois moments de la journée à la manière des moines zen :
- Avec le gruau au petit-déjeuner. Les moines accordent une grande importance à cette préparation simple et équilibrée. Le Bouddha Śākyamuni reprit force et vigueur en mangeant un gruau de riz ; il s’assit et réalisa finalement l’éveil. Il existe de nombreuses façons de décliner cette préparation, en version salée ou sucrée, le riz cuit à l’eau, dans un bouillon, avec du miso, etc. Takanashi Shōshi, un moine de l’école zen sōtō, a publié un merveilleux livre consacré aux différents gruaux. Il présente une cinquantaine de recettes toujours très simples à réaliser. Je propose moi-même des adaptations avec du millet, du quinoa, du sarrasin ou du lait d’avoine. Je l’accompagne de légumes crus en salade, marinés ou en saumure. La texture plus croquante, la température des aliments feront contraste dans la bouche avec la consistance et la chaleur du gruau.
- Avec un repas plus consistant au déjeuner avec du riz, mais pourquoi pas une autre céréale, une soupe, qu’elle soit chaude ou froide, claire ou épaisse, et deux accompagnements différents de légumes et une salade ;
- Avec un repas plus léger au dîner, confectionné avec les restes, une céréale, une soupe, une préparation de légumes et une salade.
Quelques remarques et propositions
- Même si pouvez utiliser d’autres céréales, le riz reste le principal composant d’un repas de la cuisine shojine. Sur le plan nutritionnel, le riz est un aliment riche en sucres lents avec un index glycémique modéré. Il ne contient pas de gluten et offre une sensation de satiété plus rapide que beaucoup d’autres aliments.
- Cette cuisine est végétarienne et même végane puisqu’elle n’utilise aucun produit d’origine animale. Les légumes et les champignons sont des sources précieuses de vitamines et de micronutriments. Les légumineuses ont également une place de choix avec le soja et ses produits dérivés, miso, shôyu, tôfu, ainsi que les algues, pauvres en glucides et lipides, mais riches en minéraux, vitamines et fibres.
- Choisissez une alimentation saine, fraîche, de saison, diversifiée. Plus vous variez les préparations, plus le repas est équilibré.
- Ne pensez pas en termes d’entrée ou de dessert. Voyez le repas comme un tout qui s’équilibre. Servez tous les plats ensemble, mangez-les alternativement, les saveurs se mariant dans la bouche.
- Prenez le temps de soigner la présentation des mets. Le repas commence déjà dans le regard.
- Comme les moines, mangez avec des baguettes et une cuillère. En Occident, nous utilisons une fourchette et un couteau, instruments qui pique et qui tranche. En Orient, on utilise plutôt des baguettes et une cuillère, on saisit délicatement et l’on recueille. Ce n’est pas une question d’exotisme, j’en suis persuadé, utiliser un instrument qui recueille plutôt qu’un autre qui pique modifie notre relation au monde. Comme la plupart des Occidentaux ne sont pas habitués au maniement des baguettes, la vitesse d’ingestion s’en trouve ralentie, ce qui n’est pas un mal.
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