Ne pas exploiter les animaux : un consensus en éthique animale

Est-il moral de consommer de la viande, du poisson, des œufs et du lait, et par là-même d’infliger sans nécessité de la souffrance aux animaux ? Dans l’ouvrage Voir son steak comme un animal mort [1], qui examine notre rapport à la consommation carnée, le philosophe Martin Gibert nous avertit d’emblée : du côté des théoriciens de l’éthique animale [2], la réponse à cette question est résolument négative, quelle que soit l’approche qui prévaut, du moins chez les auteurs anglo-saxons. Pour les déontologistes, qui raisonnent en termes de droit, comme le juriste et philosophe Gary Francione, il n’y a pas de légitimité à asservir les animaux pour servir nos propres préférences gustatives. Comme nous, les animaux sont sujets de leur vie et ont le droit de ne pas être exploités et tués. Pour les conséquentialistes, qui raisonnent sur la base des implications de nos actions, comme Peter Singer, l’auteur du fameux La Libération animale [3], mettre en balance le plaisir gustatif que nous pouvons tirer de la consommation d’aliments d’origine animale et la souffrance engendrée par leur production conduit à prescrire le véganisme sans hésitation [4]. Et qu’en est-il de celles et ceux dont l’approche relève d’une éthique de la vertu, se concentre sur les motivations de l’action, et prend en considération le contexte dans lequel elle a lieu ? Pour Martin Gibert, qui cite Mathieu Ricard et son engagement pour la cause animale, ils sont également conduits à faire le choix d’une alimentation qui n’a pas généré de souffrance.

Respecter et exploiter : la difficile synthèse

Chez les universitaires français, le véganisme est plutôt vu comme un extrémisme, et observé avec méfiance. Plusieurs d’entre eux tentent d’ailleurs dans leurs travaux de faire concorder le respect dû aux animaux et la légitimité de leur exploitation. Ancienne éleveuse et sociologue, Jocelyne Porcher est l’emblème de ce genre de démarche. Inlassablement, elle fait valoir dans ses écrits le caractère indispensable de l’élevage, conçu comme un moyen incontournable de créer du lien entre humains et animaux. Pour elle, nous avons besoin de vivre avec les animaux, et à travers l’élevage, nous tissons des liens réciproques, qui ont autant de valeur pour eux que pour nous [5]. Son ancien doctorant, Sébastien Mouret, qui s’inscrit dans une préoccupation similaire, voit dans la relation entre éleveurs et animaux un « sens moral » qui conduit les éleveurs au « don de la vie bonne », qui « permet aux animaux de vivre une vie riche et pleine de sens avant de partir pour l’abattoir et d’être tués » [6]. On pourrait citer aussi Catherine et Raphaël Larrère et leur « contrat domestique » [7], ou bien le philosophe Dominique Lestel, qui dans son Apologie du carnivore, nous explique qu’en refusant de consommer la chair des animaux, nous nous arrachons au règne des animaux et à son déterminisme alimentaire, rompant ainsi avec eux plutôt que nous rapprochant d’eux [8].

Bouddhisme et alimentation carnée

Du côté du bouddhisme, il n’y a pas non plus de vision unifiée de l’alimentation carnée. Pour moi qui ai découvert le bouddhisme au Village des Pruniers, ou qui ai eu l’occasion de rencontrer Matthieu Ricard [9], la situation semblait claire : la pratique du bouddhisme impliquait de nous efforcer à réduire la souffrance provoquée par nos actes et donc à adopter un mode de vie végane. Cependant, une brève recherche sur les pratiques alimentaires dans les cultures bouddhistes m’apprenait que les choses étaient plus complexes. Tandis que la pratique de la mendicité dans le bouddhisme theravāda impliquait d’accepter toute forme de nourriture offerte, et de refuser la viande uniquement si l’animal avait été « tué spécialement », le bouddhisme mahāyāna tolérait la consommation de viande dans des contextes géographiques contraignants, même s’il valorisait la démarche végétarienne. Quant au bouddhisme zen d’origine japonaise, il préconiserait le végétarisme, sans toutefois le pratiquer de manière uniforme, en particulier en Occident.

Dans un précédent article [10], j’ai voulu montrer en quoi il me semblait que la pratique du bouddhisme conduisait naturellement au véganisme. Mais confrontée aux discours de bouddhistes occidentaux qui cherchaient à justifier la consommation de viande dans certains contextes, je me suis demandé : « Sur quels fondements repose la morale bouddhiste ? Comment le bouddhisme qualifie-t-il un acte de juste ou d’injuste ? ». Si une telle « morale » existe, il semble qu’elle ne relève ni d’un conséquentialisme rationnel, ni d’un déontologisme qui fixerait de manière absolue des règles de conduite, mais plutôt d’une éthique de la vertu, selon laquelle l’exercice de la compassion opérerait toujours en situation, et relèverait d’une démarche créative, menée librement et avec responsabilité [11].

Réaffirmer l’exigence du véganisme 

Dans une telle perspective, je voudrais approfondir ma réflexion sur la pratique bouddhiste et le véganisme. En guise de préambule, rappelons le fardeau incommensurable de souffrance que subissent les animaux pour que nous consommions leur chair, leur lait, leurs œufs. Ce ne sont pas juste des mots, et il suffit de s’informer des modes d’élevage et d’abattage des animaux pour que cette réalité devienne très concrète. Pratiquants bouddhistes, nous nous efforçons de prendre conscience de l’interdépendance de tous les êtres et de tous les phénomènes. Lorsque nous consommons de la viande, nous sommes responsables de la misère et de la détresse des animaux, enfermés dans des élevages où ils sont conçus avant tout comme des biens à notre service, abattus à la chaîne sans possibilité d’échapper à un destin violent. Se réfugier derrière le fait que les animaux n’ont « pas été abattus pour nous » ne fait pas sens dans un contexte où la division du travail prévaut dans les abattoirs, et où nous reléguons aux plus précaires d’entre nous des tâches profondément éprouvantes. Car les animaux ne sont jamais abattus spécialement pour nous, et personne n’est jamais nommément responsable de leur calvaire. Il a fallu l’année dernière que Mauricio Garcia Pereira, ouvrier à l’abattoir de Limoges, porte courageusement la parole contre l’abattage des vaches gestantes, perdant ainsi son emploi et se retrouvant exposé à la vindicte de ses employeurs, pour que nous prenions conscience du quotidien de ces travailleurs invisibles, « grâce » auxquels la plupart d’entre nous peuvent consommer de la viande.

Il me semble également pertinent de questionner les fondements logiques d’une telle approche, qui paraît immédiatement choquante si on l’étend à d’autres domaines : devrions-nous accepter sans sourciller des présents issus du dépouillement d’autres êtres humains, ou acheter des produits issus de la plus abjecte exploitation humaine, sous prétexte que ces produits « n’ont pas été fabriqués spécialement pour nous » ? Nous vivons dans une société mondialisée, et cela implique une nouvelle éthique de la responsabilité, qui embrasse la complexité des processus dans lesquels nos actes sont pris.

Changer les pratiques, plutôt que les croyances

« Lorsque je suis conduit à manger de la viande, je considère avec gratitude l’animal qui m’a donné sa chair, je lui adresse une prière ». Voici un discours qui revient souvent dans la bouche de celles et ceux qui ne peuvent ignorer la souffrance causée par la mise à mort des animaux, et qui sans doute se sentent mal à l’aise avec leur mort. Arrêtons-nous tout d’abord un instant sur un tel propos. Lorsque nous mangeons la chair d’un animal, cet animal a déjà été enfermé, transporté, tué. Comment est-ce qu’adresser rétrospectivement des sentiments positifs à cet animal pourrait atténuer la souffrance qu’il a endurée ? Pour retourner la question posée, je voudrais aussi me demander pourquoi il siérait dans de tels contextes qu’on consomme des produits animaux, qu’on soit laïc, dans un contexte de sociabilité, ou bien religieux bouddhiste, dépendant de l’offrande pour notre alimentation : pour ne pas blesser les personnes à l’origine de l’offrande ? Pour ne pas changer leurs habitudes ? Pour ne pas leur causer de difficulté ? Il me semble qu’une telle vision des choses, profondément conservatrice, renonce à faire le pari de l’intelligence et de la compassion chez nos semblables. Si j’ai accompli la démarche vers le véganisme, pourquoi autrui ne pourrait-il pas l’accomplir également, ou au moins la comprendre, si je la lui explique calmement et respectueusement ? Il me semble aussi qu’une telle approche s’oppose à l’idée de l’impermanence, très prégnante dans la philosophie bouddhiste, selon laquelle les valeurs et les pratiques culturelles évoluent nécessairement au fil du temps.

Tandis que nous voulons croire à la rationalité de nos comportements, de nombreuses études de psychologie cognitive nous apprennent qu’en réalité, nous invoquons la rationalité pour justifier a posteriori nos comportements, et que lorsque nos idées et nos comportements divergent, nous modifions plus volontiers nos idées que nos comportements [12]. Je voudrais émettre ici une hypothèse un peu provocante : pourquoi en serait-il autrement pour les pratiquants bouddhistes, dont le cerveau fonctionne a priori de la même manière que celui de tout un chacun ?

Manger des animaux dont nous savons qu’ils ont souffert est une idée profondément gênante, et les démarches intellectuelles qui visent à nous sortir de l’embarras sont parfois fort sophistiquées, ce qui ne les rend pas justes pour autant. Heureusement, il existe une manière de résoudre la dissonance cognitive par le haut : plutôt que de justifier notre consommation animale, nous pouvons tout simplement mettre fin à cette consommation. Ça ne fait pas mal, ça n’est même pas difficile, et en plus, cela permet d’alléger considérablement notre empreinte sur les écosystèmes. En nous engageant dans cette voie, nous donnons aussi l’exemple, et nous encourageons les autres à nous suivre. Chiche ?

Élodie Vieille Blanchard

Notes

1. Martin Gibert, Voir son steak comme un animal mort, Lux, 2015.

2. Division de la philosophie morale qui aborde la question des droits des animaux et de nos devoirs envers eux. Voir par exemple Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, L’Éthique animale, PUF, 2011.

3. Peter Singer, La Libération animale, Payot, 1975.

4. « Pourquoi être végane ? », site Bouddhisme, Action Sociale et Engagement.

5. Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux, La Découverte, 2011.

6. Sébastien Mouret, Élever et tuer des animaux, PUF, 2012, p.193.

7. Catherine et Raphaël Larrère, « Le contrat domestique », Courrier de l’environnement de l’INRA, avril 1997.

8. Dominique Lestel, Apologie du carnivore, Fayard, 2011.

9. Entretien avec Matthieu Ricard, paru dans Alternatives Végétariennes n°122, et à lire en ligne (lien http://www.vegetarisme.fr/entretien-matthieu-ricard/).

10. « Pourquoi être végane ? », site Bouddhisme, Action Sociale et Engagement.

11. Éric Rommeluère, Se Soucier du monde. Trois méditations sur le bouddhisme et la morale, Almora, 2014.

12. Nick Cooney, Change of heart, Lantern Press, 2010 ; Martin Gibert, Voir son steak comme un animal mort (voir ci-dessus).

Illustration : Marine Spaak (blog Dans mon tiroir).